Musicien complet et soliste virtuose, le saxophoniste israélien Shauli Einav a posé ses bagages à Luxembourg en 2019. Rencontre avec une nouvelle figure de la scène jazz nationale, avant son passage sur scène au Blues’n Jazz Rallye samedi.
Il s’est produit dans des salles et festivals à travers l’Europe, l’Asie et les États-Unis, tout en côtoyant les plus grandes figures du jazz comme Aaron Goldberg ou Avishai Cohen. Shauli Einav, 40 ans, a déjà une longue et belle expérience derrière lui, construite entre New York et Paris, comme en témoignent six albums de haute facture. C’est au Luxembourg, où il est installé en famille depuis 2019, qu’il poursuit sa carrière : d’abord en tant que professeur à l’International School of Luxembourg, puis au sein d’un nouveau quartette dans lequel figure notamment le batteur luxembourgeois Paul Wiltgen. Un projet pour lequel le saxophoniste – que l’on a déjà pu voir à Neïmenster – abandonne ses réflexes acoustiques pour mieux explorer des paysages sonores plus électriques. Un changement qui sera manifeste dès demain du côté du Melusina, dans le cadre du Blues’n Jazz Rallye. Entretien.
Après Tel-Aviv, New York et Paris, vous habitez aujourd’hui au Luxembourg. Qu’êtes-vous venu faire ici ?
Shauli Einav : J’ai eu l’opportunité de travailler à l’International School of Luxembourg. À Paris, la vie était devenue trop intense. C’était le moment pour changer d’air! Bon, bouger aux quatre coins du monde, c’est une sorte d’habitude (il rit). Ma femme est mezzo-soprano, et elle a, comme moi, joué un peu partout. Habiter alors au Luxembourg n’a pas bouleversé nos habitudes, en dehors de la crise sanitaire qui est passée par là.
Devoir travailler à côté comme professeur, est-ce une preuve que la vie de musicien reste compliquée ?
Devant la télévision ou sur internet, les gens ont une fausse image de ce qu’est la vie d’artiste. Mais si on remonte quatre siècles en arrière, Mozart ou encore Beethoven étaient professeurs! Peu de musiciens vivent de leur art. Keith Jarrett, par exemple, jouait à des mariages! Et si Vivaldi a été capable d’enseigner, je suis qui, moi, pour dire « non, je suis juste un artiste! » Surtout qu’il faut du temps pour développer une carrière, et même pour les plus renommés, ce n’est pas facile tout le temps. Sans oublier qu’il y a un vrai plaisir à enseigner. Transmettre les traditions et son expérience aux plus jeunes, oui, c’est gratifiant!
Avant d’arriver au pays, connaissiez-vous sa scène jazz ?
Pas vraiment non. Juste quelques noms que j’ai pu entendre ou voir lors de mes tournées en Europe : Pascal Schumacher, mais aussi le trio Reis / Demuth / Wiltgen. J’ai pu doucement connaître les autres, comme Pol Belardi, Pit Dahm, Maxime Bender, Jérôme Klein… Il n’y en a pas des tonnes non plus, mais pour un si petit pays, le niveau est élevé. Très élevé.
Vous avez développé un nouveau projet avec notamment Paul Wiltgen à la batterie. Était-ce important d’avoir un musicien luxembourgeois dans votre groupe?
Tout à fait! D’un point de vue logistique, c’est plus confortable, et l’on découvre plus rapidement le milieu, les salles, les musiciens… Mais ce n’est pas la raison pour laquelle je joue avec lui (il rit). C’est avant tout un merveilleux batteur avec qui il est facile de travailler. Pour l’histoire, on était à New York au même moment. À l’époque, on n’a jamais eu l’occasion de jouer ensemble, mais on remarque aujourd’hui qu’on a de nombreuses connaissances communes et une esthétique musicale assez proche.
Encore aujourd’hui, un vieil album de Jamiroquai me rend heureux !
Après six albums à l’instrumentation uniquement acoustique, vous avez aujourd’hui décidé d’explorer des paysages sonores plus électroniques, plus électriques. Pourquoi ?
Ça vient de mon enfance, quand avec mon frère et ma sœur, on écoutait du rock, du funk, de la pop… Ces sons sont toujours présents en moi, ne m’ont jamais vraiment quitté. J’adore Nirvana, Body Count, Megadeth, Simply Red… Encore aujourd’hui, un vieil album de Jamiroquai me rend simplement heureux! Par le passé, j’ai pu faire quelques chansons avec des arrangements plus électriques mais jamais sur un album entier. J’avais envie d’essayer ça, même si c’est un tout nouveau monde pour moi!
Comment, concrètement, mélange-t-on le son des années 1990 avec du jazz moderne ?
C’est une question d’expression, de vision artistique : prendre un rythme de Prodigy ou encore une ligne mélodique des Pixies, et les transposer dans mon univers musical. Ça n’a rien d’extraordinaire, ni de nouveau : le pianiste Tigran Hamasyan – que j’adore et avec lequel j’ai eu la chance de travailler – l’a déjà fait, même avec du hard rock! Mais pour que ce genre de fusion soit crédible, efficace et immédiate, il faut avoir des bases solides en jazz. Regardez Wayne Shorter et son groupe Weather Report, ou encore Bob Mintzer et ses Yellowjackets : si à l’époque, ça a marché, c’est qu’ils avaient de solides fondations en be-bop, en hard-bop.
Votre ambition est-elle de rendre le jazz plus accessible, l’amener vers un public plus large ?
Créer des ponts, les musiciens le font depuis des années. Prenez John Coltrane et son album My Favorite Things (1961) : dedans, il y a cette reprise du morceau issu la célèbre comédie musicale The Sound of Music, sortie deux ans avant. Lui-même s’est emparé de quelque chose de populaire pour l’amener vers le jazz. Beaucoup d’autres l’ont fait, comme George Benson. Aujourd’hui encore, Brad Mehldau joue les Beatles ou du David Bowie! Je l’ai vu à Echternach : trois quarts des morceaux étaient des hommages à la pop anglaise! Tout est possible, pourvu que l’on y croie, que le geste ne soit pas forcé. Alors oui, on espère toujours que plus de gens se tournent vers le jazz et remarquent que ce n’est pas si bizarre que ça! Comme l’art moderne, il réclame juste un peu plus de temps et d’ouverture d’esprit pour être apprécié à sa juste valeur.
Que pourriez-vous dire du saxophone ? Un instrument à la mode, que l’on retrouve dans de nombreux styles musicaux…
Mais j’y suis arrivé par accident! À l’époque, je prenais des cours de piano dans une école à Jérusalem mais je n’aimais vraiment pas le professeur. Du coup, on m’a renvoyé vers les cours de saxophone! C’est, à mes yeux, un instrument très variable, qui s’adapte à la personne qui le joue. Contrairement au hautbois, on peut en sortir plein de sons différents. C’est d’ailleurs pour ça qu’on le retrouve dans tous les styles.
Qu’est-ce qu’il représente pour vous ?
(Il rigole) Je ne vais rien dire de romantique, du genre c’est l’amour de ma vie et je ne le trahirais jamais… Non, le saxophone est pour moi un moyen d’expression, voilà tout. D’ailleurs, j’aime toujours composer au piano, et il m’arrive régulièrement de rêver que je joue de la trompette !
Vous jouez ce samedi au Melusina. Qu’attendez-vous de ce concert ?
Le Blues’n Jazz Rallye est un festival populaire au Luxembourg. Je vais pouvoir me présenter, ainsi que ma musique, a un large public. Et ce sera une première pour ce nouveau groupe. C’est palpitant !
Le Luxembourg a conscience de l’importance de l’art et des artistes. C’est rare
Avez-vous des objectifs concrets avec ce quartette ?
Oui, on va enregistrer un album en décembre, lors d’une résidence à l’Opderschmelz. C’est un gros projet, financier et logistique, mais si tout se passe bien le disque devrait sortir en mars-avril 2023. Certains labels se sont déjà manifestés… Cela dit, je suis très reconnaissant des différents soutiens que j’ai pu avoir, comme celui du ministère de la Culture. Je peux vous assurer que ce n’est pas le cas dans d’autres pays! Le Luxembourg a conscience de l’importance de l’art et des artistes. C’est rare.
Comptez-vous faire profiter la scène locale de votre riche expérience ?
Mais en a-t-elle vraiment besoin ? Encore une fois, le niveau de la scène ici est énorme, et ses musiciens sont parmi les tout meilleurs d’Europe. Ils sont peu nombreux, mais vraiment très forts! Moi, je veux juste faire de la musique, sans aucune prétention. Je ne suis pas John Coltrane! Alors oui, c’est vrai, je peux contribuer à la diversité de cette scène, mais je ne l’aborde pas de haut. Je n’ai rien d’un sauveur (il rit). Déjà, si j’arrive à susciter des vocations auprès de mes jeunes élèves, ou faire plaisir à une seule personne du public, ça me va bien! Rappelons-le : on ne fait que transmettre de la musique. L’ego n’a rien à voir là-dedans.
Shauli Einav et son groupe (composé du guitariste Eran Har Even, de l’organiste Laurent Coulondre et du batteur Paul Wiltgen) seront sur la scène du Melusina,
samedi à 19 h 45, dans le cadre du Blues’n Jazz Rallye.