Casque vissé sur la tête, ongles-griffes affûtés, Rosalía, femme mutante, mi-machine, mi-animal, entre à nouveau dans l’arène. Même dépourvue de cornes, il y a chez elle un aspect sauvage et puissant qui refuse toute peur, quel que soit d’ailleurs l’adversaire. Elle sait qu’elle aura le dessus, car l’artiste espagnole a toujours un coup d’avance, prenant son siècle à revers. Qu’importe la tradition, les modes, les cases, les critiques… D’un coup de hanche, elle envoie tout ça valser dans la barrière. Le message est clair : c’est elle qui édicte les règles du jeu, et qui gagne à la fin.
Pourtant, la partie s’annonçait compliquée. Rosalía, phénomène et reine de la pop latine depuis El Mal Querer (2018), ne pouvait pas se reposer sur le succès de cet album aux chiffres qui font tourner la tête : un Grammy, huit Latin Awards, des millions d’écoutes en ligne – plus de 210 millions seulement pour son tube Malamente – et de vues en pagaille sur YouTube. Tout cela à 25 ans… Oui, elle devait aller plus loin, réinventer ce style hybride, fusion formidable de flamenco, de rap et d’électronique (ce qui lui a valu, rappelons-le, de s’attirer la colère de puristes andalous).
Comme ses modèles, M. I. A. en tête (talonnée par Björk), il fallait poursuivre sa mue. En somme, oser, toujours plus. Ainsi, elle prévient, dès l’ouverture, sur le titre Saoko : «Je suis très moi /Je me transforme». Et quelle métamorphose! Motomami confirme en effet son génie de mutante à travers seize morceaux d’un équilibre nouveau, entre trouvailles sonores, mélodies accrocheuses et rythmes taillés pour faire bouger les têtes (et les corps). Un univers fait de collages étonnants, qui forcément brasse large : flamenco, hip-hop, jazz, R’n’B, musiques des Caraïbes (bachata) et latines (champeta), et surtout le reggaeton, qui s’impose en maître. Les pistes de danse estivales devraient s’en souvenir.
Dans ce sens, Rosalía est à voir comme une artiste de son temps, affranchie, sans frontière, ni retenue. Elle télescope et mélange sans gêne les références musicales et les cultures, du porno japonais au dancehall jamaïcain, en repassant, bien sûr, par l’Espagne, son fief vers lequel elle revient sans cesse, comme le confirme Bulerias, chanson la plus proche de ses premières fantaisies. Ici, les palmas gitanes et des clameurs masculines soutiennent une voix «autotunée» à l’extrême. Oui, avec elle, rien n’est prévisible, à l’instar d’une autre production, Diablo, sur laquelle la voix de James Blake surgit soudainement des profondeurs.
Motomami est aussi la confrontation entre deux identités, dualité qui s’affiche jusque dans le titre (qui pourrait se traduire en français par quelque chose comme «meuf-moto»). D’une part, donc, le côté rutilant, vigoureux, mécanique et augmenté de la machine, qui offre une tonne de possibilités. De l’autre, une facette plus authentique et vulnérable. En un mot : intime. D’où les sujets profonds mis sur le tapis comme la sexualité, le féminisme, le chagrin, la spiritualité, le respect de soi ou encore l’isolement.
Avouons qu’au bout du compte, même si elle alterne avec efficacité les ambiances mélancoliques et «caliente», c’est sa force (et sa sensualité) qui imprime en profondeur ce troisième disque qui, comme le précédent, fera date. Une promesse? Non, une affirmation! Ça aussi, d’emblée, elle l’avait devancé, toujours avec ce premier morceau, Saoko (saoco qui signifie en portoricain que votre son est costaud, qu’il déchire). Oui, Rosalía a toujours une longueur d’avance, et évite les pièges comme on évite l’estocade du matador. Olé!
C’est Rosalía qui édicte les règles du jeu, et qui gagne à la fin
Rosalía « Motomami »
Sorti le 18 mars
Label Columbia Records
Genre pop