Trois ans après Ugly Season, Perfume Genius revient avec Glory. Et le crooner glamour brille toujours. Focus.
Pop queer
Au début des années 1970, la nuit se remaquille. Le glam déploie son charisme flamboyant, son excentricité androgyne, son théâtre érotique. Et, face au prog à rallonge, c’est le retour, sur format court, des chansons électriques; la musique est d’un genre classique, le rock, mais d’un autre genre sexuel. Non hétérocentré, bi ou non binaire, voire même, de David Bowie à Jobriath, post-humain, extraterrestre. Chez la plupart des groupes glam, il s’agit d’une panoplie, fantasmagorique, d’un «je» de scène. Car c’est bien le disco qui incarne véritablement le genre libérateur de l’homosexualité, à travers les clubs et des génies, de Sylvester à Patrick Cowley, ou des hymnes comme I Was Born This Way de Carl Bean (1977).
Rembobinons la cassette, en accéléré. Par-delà Boy George ou bien George Michael – c’est seulement en 1998 que l’ex-chanteur de Wham! fait son coming out – de la new wave à la house et techno, de Frankie Goes to Hollywood à Frankie Knuckles, l’underground séduit; une certaine marge, «glam» pour «glamour», devient alors populaire. Et la pop de porter à merveille son diminutif comme Gary Glitter le maquillage.
Dans les années 1980, Jimmy Somerville, en tant que voix (de ténor aigu) des minorités, parle de la douleur de vivre dans un environnement homophobe. L’an dernier, dans Lucky, Lynks rappelait la chance qu’il y a d’être né dans un pays, l’Angleterre, où être homosexuel n’est pas condamné à mort. La sentence de Nietzsche, «ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort», certes resservie à toutes les sauces, tombe à pic quand, en 2020, Perfume Genius explique dans le magazine Numéro que son homosexualité, et plus largement sa position d’«oustider», est «une injonction à s’inventer».
Il a des choses à dire. Et à chanter. Mais l’homosexualité peut-elle définir un art? Dans le rock comme au cinéma ou en littérature, la réponse est bien sûr, et de Pedro Almodóvar à Bruce LaBruce, en passant par Silver Columns, John Waters, Jean Genet, Poppy Brite, Guillaume Dustan et une flopée d’autres artistes, une œuvre peut se définir par l’homosexualité comme moteur ou, du moins, en tant que point de départ. Chez Perfume Genius, c’est le cas.
Parfum de génie
C’est en 2010 que Mike Hadreas débarque sur la scène pop avec Learning, soit une collection de chansons comme des démos jouées au piano-voix. Le fil conducteur, ce sont ces doigts qui courent sur les touches et ce timbre qui s’y faufile, mais aussi les textes à propos de son homosexualité, à l’origine ou au cœur de ses joies et de ses tourments. L’Américain s’impose vite comme un Anohni après l’heure, mais pas trop tard non plus. Et c’est à l’image de son opus qui conjugue les paradoxes sans disharmonie : intemporel mais dans l’air du tempo, minimaliste et baroque, doux et grave. Ses chansons ressemblent à des berceuses qui fileraient le mal de mer. Alors qu’une première œuvre ressemble souvent à un journal intime, Learning serait une sorte d’album de photographies sonores ultra-personnel, au point que l’auditeur deviendrait voyeur. Le sexe, la drogue et la mort forment le triptyque de Mike Hadreas.
Learning donc. Il y a cette histoire d’amour pour un homme plus âgé nommé Mr Peterson, lequel lui confectionne une cassette de Joy Division; il y a, dans When, une langueur mélodramatique qui s’étire, et c’est beau à flinguer la corde qui sert à se pendre, pour continuer l’écoute; il y a, sur Gay Angels, des nappes et des «hummm» qui traînent jusqu’au sol, pendant que le piano se désaccorde un peu plus au fur et à mesure que le chanteur est au bout du rouleau. La combinaison piano-voix renvoie à un son «dépouillé», donc à la nudité. Perfume Genius adore le maquillage? Il se dévoile sans fard. Sorti il y a quarante ans pile, Sex Over the Phone de Village People parle de cul entre hommes par téléphone : c’est une façon de se libérer tout en restant caché, car les mots sont chauds mais anonymes derrière le combiné.
Avec Perfume Genius, c’est une autre paire de manches. Il faut imaginer un film X qui serait synchronisé avec des thèmes au piano et une voix écorchée, et c’est peut-être là que se situe le contraste : le chanteur parle bien volontiers de son addiction au porno ou de son fétichisme du zentai, soit le genre de vêtement tellement près du corps que l’on dirait une seconde peau, alors que ses chansons, par leurs atmosphères, certes vaporeuses, font pleurer. Le tragique s’imbrique dans le lubrique. Il faut préciser que Perfume Genius fricote un poil avec le «cinéma pour adultes» puisque le hardeur gay Árpád Miklós tourne, en 2012, dans le clip de Hood. L’année suivante, il se suicide.
Introspection et extraversion
Perfume Genius a l’air si triste et si seul? Il devient une icône glam. Son nouveau disque s’appelle Glory. Constat : la notoriété ne rend pas plus heureux. Depuis Learning, quinze ans se sont écoulés. Depuis, Perfume Genius a composé, avec No Shape (2017), un manifeste queer et a ouvert la porte de sa chambre, mais aussi celle de sa pop, en y intégrant un orchestre classique et des bidouillages plus excentriques selon l’humeur. Sauf qu’à l’origine, sa musique se définit bien comme de la «pop de chambre» : ses premières chansons sont enregistrées avec le micro-casque qu’il utilise pour jouer à EverQuest.
Glory marque un retour à la case départ, sa chambre, oui, car il a été conçu, en grande partie, pendant le confinement. Set My Heart on Fire Immediately (2020) parlait beaucoup de son rapport au corps là où, sur Ugly Season (2022), il mettait, à l’occasion, sa voix en retrait. C’est là aussi que vibre l’introspection : dans la respiration.
Sur Glory, l’angoisse existentielle de Perfume Genius est jouée en majeur. Il y a toujours, malgré le caractère explicite de ses propos, une subtilité qui ne rend jamais ses chansons gros sabots; Perfume préfère, au gros trait, la petite touche, et c’est pourquoi le piano s’accorde si bien avec ses mots. Les autres instruments, comme l’orgue sur Left for Tomorrow, ne sont pas de trop, ils rehaussent juste un songwriting à la Sufjan Stevens qui pourrait se contenter du basique, mais qui, au contraire, a droit à un bel ornement.
Après un It’s a Mirror acoustico-grunge et des morceaux queer tels que Full On, Clean Heart est une comptine sur le fil du doo-wop traversée par quelques éclairs plaintifs, pendant qu’un certain feeling soul s’introduit dans Capezio, cimenté par la voix de falsetto. Le tempo ralentit à la batterie sur Me & Angel, un titre dans lequel Mike Hadreas parle de sa relation amoureuse avec Alan Wyffels. Et puis Glory revient à la source, c’est-à-dire au piano ainsi qu’à un son de cassette audio. Mais des cordes s’ajoutent, jusqu’à ce que jaillisse une espèce de distorsion robot. C’est une autre forme de nudité – toujours à fleur de peau.
Glory, de Perfume Genius.