Tout au long de l’année, du déstabilisant Björk à l’énergie fédératrice de Traams, en passant pas bien d’autres surprises estivales (Shamir, Algiers, Jamie xx), de nombreux albums se sont imposés auprès du public. Le Quotidien, comme à chaque fin d’exercice, dresse son best of. À écouter sans modération.
Sélection réalisée par Grégory Cimatti
Sleaford Mods (Key Markets. Label : Harbinger Sound)
Prenez un premier énergumène qui balance sur son ordinateur un son postpunk
très binaire agrémenté d’une basse entêtante, avant d’ingurgiter une Heineken en bougeant la tête. Trouvez-lui un comparse beuglant dans le micro sa haine contre la société de consommation, et vous avez là l’improbable duo de Sleaford Mods, dont la singularité et le sens du minimalisme cartonnent dans les milieux underground.
Leur efficacité? Un mélange détonnant de satire punk, de rage militante et de «subculture» britannique raconté dans un «spoken word» impitoyable, évoquant la triste décadence d’une ville comme Nottingham, entre baston de parking, bière à bas prix et fille d’attente au Pôle emploi du coin. Du brut de décoffrage qui s’illustre une nouvelle fois sur un dernier album à vif, aussi réussi (et simple) que les précédents. Et il y a tellement à dire sur cette Angleterre contemporaine sous Cameron et ses ouailles que Sleaford Mods en sort un par an. Un venin exutoire.
Shamir (Ratchet. Label : XL Recordings)
Phénomène depuis son hit On the Regular à l’automne dernier, Shamir était réclamé, et forcément attendu pour son premier album. Et Ratchet n’a pas déçu. Car le garçon de 20 ans, à la voix de falsetto inimitable et aux ongles vernis, a plus d’une corde à son arc pour éviter que sa belle promesse ne se dégonfle comme un soufflet.Ainsi, après quelques chansons fluettes et des balades country derrière sa guitare, Shamir dynamite aujourd’hui la piste de danse avec ses morceaux taillés pour la fête, sorte de R’nB folâtre teinté de house, de disco et de new wave. On repense à la reine des nuits chaudes Donna Summer, voire aux Pet Shop Boys. Une musique pétillante, pourtant nourrie de textes bien plus sombres que l’univers plastique et clinquant créé par Shamir. Quand on sait qu’il vient de Vegas, tout devient clair.
Björk (Vulnicura. Label : One Little Indian)
La sortie d’un album de Björk est toujours une expérience, simplement parce que cette déesse du froid ne pense pas, ne respire pas, ne vit pas comme tout le monde. Elle est sur une autre planète, depuis bien longtemps maintenant. En bouche, on avait encore le goût amer de ce Biophilia , son précédent projet-album multimédia, toujours très intéressant, certes dans l’intention, mais au final, assez inaudible.Là, avec ce neuvième disque, sorti plus rapidement que prévu – il a fuité sur internet en janvier, deux mois avant la date officielle de sa sortie –, l’Islandaise propose une œuvre plus digeste, mais sans se renier, fidèle à l’étrange univers qu’elle concocte d’année en année. Encore une fois, les orchestrations de cordes aériennes épousent des rythmiques électroniques souterraines, musique ô combien hybride, celle d’une époque qui n’a pas encore cours. Il y a aussi ces étranges harmonies vocales, ces incantations fantomatiques, ces constructions bancales inédites et cette somme incroyable de détails quasi subliminaux qui, mis bout à bout, trouvent leur sens.Autant d’éléments qui font de ce disque un ovni tout en tension. Précisons tout de même que ce Vulnicura est, selon les aveux de Björk, l’album de sa rupture avec son compagnon Matthew Barney, un artiste contemporain dont plusieurs œuvres font partie de la collection du Museum of Modern Art. Elle-même a eu cette année les honneurs du célèbre musée new-yorkais pour une première rétrospective de son étonnante carrière musicale. De quoi, peut-être, atténuer sa peine.
Death Grips (The Powers That B. Label : Harvest Records)
Sûrement l’ovni musical de ces dernières années qui donne du fil à retordre aux disquaires qui ne savent plus où ranger leurs créations (rap, noise, experimental?). La faute à un duo magnifique, Stefan Burnett (au chant) et Zach Hill (à la batterie), accompagné d’Andy Morin, qui ne fait jamais rien comme les autres. Quand son label lui demande d’attendre avant de sortir un nouvel album, il force les portes du studio, balance tous les morceaux gratuits sur le net et l’accompagne d’une somptueuse illustration (un sexe en érection). Plus vendeur, tu meurs…
En live, c’est pas mal non plus, quand le duo invente un concept : celui de ne pas monter sur scène, laissant une foule surchauffée et énervée à ses envies de destruction. Ce dernier opus, lui, est en réalité la réunion d’un précédent album ( Niggas on the Moon , 2014), et du tout dernier, Jenny Death , dont la liberté de ton épouse celle des précédents, entre samples épileptiques et flow rageurs. Pendant ce temps, Death Grips annonçait sa séparation avant de répartir pour une tournée internationale. Un groupe qui, décidément, n’est jamais là où l’on l’attend.
Girl Band (Holding Hands With Jamie. Label : Rough Trade)
Déjà, il faut se méfier du nom : non, Girl Band n’a rien d’un groupe de filles, mais est bien constitué de quatre jeunes Irlandais, qui, derrière les sourires d’angelots et les chemises bien repassées, feraient figure de gendres idéaux. Mais là encore, c’est un leurre : le quatuor, à des années-lumière de la musique de salon, balance un rock électrocuté et en transe, qui fait bouger les corps dans des spasmes incontrôlables.
Adepte d’un free noise orgasmique, Girl Band, entre cri et rage, invoque entre autres les esprits de Liars, Captain Beefheart, The Fall, jusqu’aux origines sauvages d’un jeune Nick Cave. Un premier album, ici, qui fait suite à une kyrielle de petits formats et autres morceaux parus de manière éparse sur le label Rough Trade, faits dans une urgence punk des plus rafraîchissantes.
Kendrick Lamar (To Pimp a Butterfly Labels : Top Dawg Aftermath Interscope)
Tous les experts de la chose musicale sont unanimes : le plus bel objet de l’année est celui de Kendrick Lamar, jeune rappeur de 27 ans, qui n’avait plus sorti d’album depuis près de trois ans (et l’excellent, déjà, Good Kid, M.A.A.D City ). Alors que dans le précédent opus, il évoquait sa jeunesse à Compton, banlieue défavorisée de Los Angeles (la même dont parle Dr. Dre), là, il se livre à une introspection et une réflexion sur la lutte antiraciste, à travers les inégalités auxquelles doivent faire face les Noirs américains au quotidien.
Le disque, engagé, s’appuie même sur les services d’un invité posthume : Tupac Shakur, qui expliquait en 1994 qu’«une fois que tu as 30 ans, c’est comme s’ils
arrachaient le cœur et l’âme de l’homme – de l’homme noir – dans ce pays». Des mots qui surgissent dans un album qui, malgré sa finesse, sait se montrer provocant : «Mes cheveux sont collés, ma b… est grosse, mon nez est rond et large, tu me détestes, n’est-ce pas? Tu détestes mes semblables, ton but est d’exterminer ma culture, rappe-t-il dans The Blacker the Berry . Je veux que tu reconnaisses que je suis un singe fier…»
En outre, To Pimp a Butterfly conserve le rythme funk propre au rappeur. Chose inhabituelle, il comprend également de longs passages parlés qui ne sont pas accompagnés de musique. Bref, comme on le sait maintenant, Kendrick Lamar aime les chemins sinueux et les expériences tarabiscotées, et il s’y perd avec intelligence. L’auditeur, lui, reste planté au milieu de ces dédales labyrinthiques, le sourire aux lèvres.
Traams (Modern Dancing. Label : Fat Cat Records)
Trop discret, Traams? Sûrement, car ce trio anglais, sans le sens de la réserve donc qui le caractérise, aurait déjà dû rejoindre le gratin actuel du rock anglais, avec même une bonne tête d’avance. Oui, rien que ça. Avant ce Modern Dancing (dont le nom rappelle le premier bijou de Pere Ubu), il y avait eu Grin (2013) et le EP Cissa (2014), pour une réunion de tubes entêtants, donnant envie soit de danser, soit de tout casser.
Car ce groupe sait alterner, mieux que quiconque (en dehors, peut-être, de Parquet Courts), la puissance d’un rock jamais triste et l’élégance du postpunk aux mélodies ciselées. Et en deux années, il se montre maître en la matière, de surcroît, en ne succombant jamais aux sirènes de la facilité. Avec Traams, tout est équilibré, finement senti et diablement efficace. Un second album qui en est une preuve supplémentaire et un nouveau sans-faute comme on n’en fait quasiment plus.
Julia Holter (Have You in My Wilderness. Label : Domino Records)
Sur ses trois albums précédents déjà réussis, Julia Holter avait laissé une sacrée impression : celle d’une musicienne exigeante, vite classée au rayon «artpop» avec des choix parfois impénétrables. Là, de la brume de ses premiers essais, elle prend clairement de la hauteur, plus intelligible sans pour autant s’orienter vers l’«easy listening». Un équilibre bien maîtrisé entre complexité assumée et charme fédérateur, élans intellectuels et émotion pure.
Biberonnée depuis l’adolescence à la musique contemporaine, la jeune femme s’appuie une nouvelle fois sur cette rigoureuse base pour mieux composer de splendides mélodies, portées par une voix claire et une sensibilité orchestrale, qui sait se montrer puissante. Cérébrale, l’artiste s’est laissé pousser des ailes dans le dos pour donner plus de légèreté à sa poésie musicale. À y écouter de plus près, on pourrait presque entendre le chant des oiseaux…
Kamasi Washington (The Epic. Label : Brainfeeder)
Il y a des chiffres qui parlent d’eux-mêmes : 17 morceaux, 172 minutes, un orchestre de 32 musiciens, un chœur de 20 personnes, et au milieu, Kamasi Washington et son West Coast Get Down. The Epic , triple album de ce saxophoniste de 34 ans natif de Los Angeles, est un véritable monument. Une œuvre au long cours créée après une intensive séance d’enregistrement de 30 jours au bout desquels sont sortis… 200 morceaux.
Oui, le musicien qui a déjà collaboré avec une ribambelle d’artistes (Snoop Dogg, Flying Lotus, Wayne Shorter, Herbie Hancock, Kendrick Lamar…) a le sens de la démesure, et le prouve avec ce disque, vrai recueil du jazz expérimental, mais pas que, sachant qu’il transcende toutes les frontières musicales, pour mieux les mélanger (soul, classique, funk, hip-hop, afrobeat…). Du coup, cette riche odyssée musicale s’apprécie comme elle se doit : avec patience. Juste énorme, pardon, épique…
Algiers (Algiers. Label : Matador Records)
En 2015, ce trio américain empruntant fièrement le nom de la capitale algérienne, obtiendrait, s’il y en avait une, la palme de l’originalité, avec ses chansons mêlant chœurs, attitude punk et textes engagés. Le groupe originaire d’Atlanta (Géorgie) prend en effet un malin plaisir à mélanger les genres. Son style? Un original brassage, un peu comme si des complaintes gospels étaient revues et corrigées par des amateurs de rock et d’électronique.
Ici, il livre un premier disque fiévreux, lorgnant aussi bien vers la no-wave des «eighties» comme la soul, avec guitares acérées et chants incantatoires, et donnant naissance à des compositions puissantes et contestataires – un message que le groupe veut «représentatif de la violence structurelle du monde». Une identité musicale forte donc, à l’image de l’engagement politique et artistique de ce quatuor. Avec cette musique tendue, sombre et multipliant les ruptures, Algiers fait sonner le vent de la révolte.
Natalie Prass (Natalie Prass. Label : Spacebomb)
Dans une industrie prêchant le bas coût et le home studio, Natalie Prass fait figure de singularité. Si elle a moins de 30 ans, nostalgique, elle fantasme sur la façon dont on fabriquait la musique dans les années 60 et 70. Un rêve dont elle a fait sa réalité avec un premier album enchanteur, créant un pont, à sa manière, entre une soul façon Motown et une pop sophistiquée.
Si, comme certaines de ses paires féminines, elle chante des bluettes sentimentales tire-larmes, ses acrobaties vocales se veulent élégantes, voire – osons le terme – grandiloquentes. Car ses élans du cœur s’accompagnent de cuivres luisants, de violons soyeux et de somptueuses flûtes. Une quête du beau et du sensible dont on ne peut être que touché.
Jamie xx (In Colour. Label : Young Turks)
Tantôt dans la peau d’un adolescent gothique, fringues noires et mine blafarde au sein de The xx, tantôt dans l’ombre du génial (et feu) Gil Scott-Heron, Jamie Smith n’a jamais aimé les lumières de la scène, préférant l’intimité des studios. Durant six ans, distillant ici et là des singles comme autant de promesses, on sentait chez le garçon, pourtant DJ depuis ses 14 ans, l’envie de se dévoiler en solo, comme un exercice devant braver sa timidité et sa réserve. Le résultat, In Colour , est bluffant, le posant, comme beaucoup l’imaginait, comme un surdoué à sa science aiguë de l’arrangement et des atmosphères.
Enregistré l’été dernier à Londres, ce disque est à l’image du contexte dans lequel il a été conçu : à la fois estival et très britannique. Sur onze morceaux – dont deux qu’il partage avec ses acolytes de The xx –, il mêle rythmiques dubstep, garage et jungle, parés de multiples ornements venus des îles. Une généreuse palette qui sait se montrer légère (mélancolique?) et surtout planante. Ça valait bien la peine d’attendre tout ce temps…
Alabama Shakes (Sound & Color. Label : ATO Records)
En 2102, avec Boys & Girls , le public médusé découvrait la superbe voix de Brittany Howard, figure de proue d’Alabama Shakes, que l’on n’imaginait pas capable de sortir de son image de groupe rétro du sud des États-Unis, servant la soupe aux nostalgiques des années 1970. Pourtant, à l’écoute de Sound & Color et du titre donnant le nom à l’album, l’auditeur restera scotché à son siège, la tête dans les nuages, le cœur léger et la larme à l’œil. Indéniablement l’un des plus vibrants morceaux de l’année, tout en nuance et subtilité.
La suite n’en est pas moins réjouissante, avec un disque où rock’n’roll, country, gospel et rhythm’n’blues se conjuguent et ne font qu’un. Si Alabama Shakes, en puisant dans les annales de la musique afro-américaine, sait concocter des tubes chauffés au funk futuriste ou à la nu soul, c’est pour mieux célébrer le coffre magistral de sa chanteuse. Car mieux qu’une connaissance et une assimilation de l’histoire de la musique, ce que veut le groupe, c’est miser sur l’émotion brute, l’énergie et les tripes. Des sentiments qui irriguent ce foisonnant et surprenant album.
Grégory Cimatti
D’autres trucs « sympas » à écouter
FOLK-POP
Sufjan Stevens – Carrie & Lowell
Deerhunter – Fading Frontier
Tobias Jesso Jr. – Goon
Balthazar – Thin Walls
Beach House – Depression Cherry
Empress Of – Me
Jessica Pratt – On Your Own Love Again
PUNK-ROCK-PSYCHÉ
Sleater-Kinney – No Cities to Love
Wand – Golem
Thee Oh Sees – Mutilator Defeated at Last
Protomartyr – The Agent Intellect
Ought – Sun Coming Down
Speedy Ortiz – Foil Deer
ÉLECTRO
Grimes – Art Angels
Death and Vanilla – To Where the Wild Things Are…
EXPÉRIMENTAL
Jenny Hval – Apocalypse, Girl
Joanna Newsom – Divers
RAP
Dr. Dre – Compton : A Soundtrack by Dr. Dre
Jonwayne – Jonwayne Is Retired (EP)
Drake – If You’re Reading this It’s Too Late
Earl Sweatshirt – I Don’t Like Shit, I Don’t Go Outside
FRANÇAIS
Feu! Chatterton – Ici le jour (a tout enseveli)
Flavien Berger – Léviathan
Bertrand Belin – Cap Waller