Phénomène mystique et excentrique, Lee «Scratch» Perry a révolutionné l’art du mixage et de la réalisation en studio. Précurseur du sampling et guide de Bob Marley, il est mort dimanche à 85 ans.
Né en 1936 à Kendal, en Jamaïque, Rainford Hugh «Lee» Perry avait quitté l’école à 15 ans avant de s’installer à Kingston dans les années 1960. «Mon père travaillait à la rue, ma mère dans les champs. Nous étions très pauvres», a-t-il dit en 1984 au magazine de rock britannique New Musicalm Express. «Je n’ai rien appris à l’école. J’ai tout appris dans la rue».
«Scratch» («griffure» ou «rayure» sur un disque), «sorcier du reggae», «Salvador Dali du dub» (NDLR : prolongement du reggae basé sur des échos), «The Upsetter» («L’Emmerdeur»)… Les surnoms ne manquent pas pour cette figure insaisissable et marquante dans l’histoire de la musique. Il est notamment celui qui poussa Bob Marley en studio à sortir de sa gangue pour se hisser aux sommets.
«Sans lui, Bob Marley serait peut-être resté une flèche orpheline de son arc», écrivit Francis Dordor, spécialiste du producteur jamaïcain, dans Les Inrockuptibles. Il «réintroduisit l’Afrique dans la musique jamaïcaine. Non seulement la pluralité rythmique mais aussi la résonance culturelle et philosophique». Mais il ne faudrait pas réduire le chaman jamaïcain à ce fait de gloire. Cette frêle silhouette soufflant de la ganja sur son micro pour en chasser les mauvais esprits avant ses performances-expériences sur scène, a insufflé nombre de motifs musicaux.
«Si je frappe mes ennemis, ils continuent de vivre. Parce que je les frappe d’amour»
«C’est le son de Perry et celui des « toasters » (NDLR : DJ qui prend le micro) jamaïcains qui nous ont inspirés au début du hip-hop», a admis Afrika Bambaataa, pionnier du rap américain, dans Rolling Stone. Et certaines des boucles hypnotiques jaillies des consoles de mixages – élevées au rang d’instruments à part entière – de Perry s’entendent dans la techno.
L’homme ne nourrira d’ailleurs aucune rancœur à entendre ses signatures ici et là. «Si je frappe mes ennemis, ils continuent de vivre. Parce que je les frappe d’amour», avait-il dit dans une formule cryptique dont il avait le secret, lancée au Temps, journal suisse, pays où il avait fini par s’installer à la fin des années 1990.
D’autres artistes ont collaboré au grand jour avec la légende, de The Clash (Complete Control, un de leur premier 45 tours) aux Beastie Boys en passant par Moby, cerveau-électro assurant les choeurs – aux côtés d’une ex-star du porno, Sasha Grey – pour une de ses œuvres. Il fallait voir le phénomène parler à une vache dans les environs d’Einsiedeln – son point de chute helvète, haut-lieu de pèlerinage pour sa Vierge Noire – dans le documentaire Lee Scratch Perry’s Vision of Paradise signé Volker Schaner.
Pourquoi les Alpes suisses? Pour suivre sa dernière épouse, une Suisse, ancienne dominatrice et ex-«patronne de maison close», «experte du fouet qui s’appelait Madame Devil» («Madame Démoniaque») comme l’expose Le Temps. Le film de Volker Schaner est riche en scènes étonnantes. On y entend le sculpteur de sons dire qu’il fut poisson avant d’être humain, ou répéter qu’il «vainc les vampires».
On y admire ses différentes coiffes, des plumes d’indien façon far-west, des algues fraîchement sorties des flots ou des casquettes surchargées de breloques ou miroirs. Ses chaussures arborent sur un côté un portrait de l’empereur éthiopien Hailé Sélassié – considéré par les rastafaris comme un messie – et recèlent dans une semelle un croquis, soigneusement protégé, de la Reine d’Angleterre.
Tout un univers, né de son esprit labyrinthique, souvent comparé à celui du Facteur Cheval. Un décorum-fatras qui s’est retrouvé dans son mythique studio à Kingston, le «Black Ark». Qu’est-ce qui l’a conduit derrière des pupitres à façonner des sons? La légende lui prête mille vies – conducteur de bulldozer, danseur professionnel, joueur de dominos… – avant qu’il ne devienne petite main dans des studios d’enregistrement de la capitale jamaïcaine puis fonde son label Upsetter.
Un studio qui finira dans les flammes au début des années 1980 sans que l’origine de l’incendie ne soit jamais établie. Et dans les années 2010, c’est son nouvel antre-atelier, en Suisse, qui connaîtra le même sort. Lee «Scratch» Perry dira alors sur ses réseaux sociaux qu’il avait oublié d’éteindre une bougie. Lui qui a provoqué tant d’étincelles dans la musique.
Le génie derrière la folie
En 2007, quand Le Quotidien demanda à Richard Bellia, qui a immortalisé sur plusieurs décennies l’Histoire du rock, quelle a été sa plus étonnante rencontre, sa réponse n’a pas tardé à venir : Lee «Scratch» Perry. Son cliché témoigne de sa surprise : on y voit le producteur faire le pitre devant une tombe, en pyjama et sous la pluie! «Un truc de cinglé» de quelqu’un qui aime être dans la «représentation», confiait alors le photographe originaire de Longwy. Une impression qui se confirmait sur scène. En compagnie des Roots Radics et d’autres, l’homme se parait d’habits de lumière et marmonnait dans sa barbe. Des apparitions loin de son incomparable légende.
Il en a en effet construit une, bien avant ses excentricités. Dénicheur de disques américains dont il est le détenteur exclusif, il va participer à l’essor des «sound systems» dans les années 60, avant d’écrire et d’accompagner des noms qui vont compter : Delroy Wilson, The Wailers, The Pioneers, The Congos, Jimmy Cliff… Dès le début des années 70, avec le producteur Bunny Lee, il devient la principale force créatrice du reggae, sauvant même de la tourmente un certain Bob Marley, alors ruiné, qu’il va relancer à travers une cinquantaine de titres, dont certains chefs-d’oeuvre (Kaya, Small Axe, Sun Is Shining, Soul Rebel…).
Affranchi de toute référence et soutien, Lee «Sratch Perry» laisse alors exprimer sa créativité sans retenue. Ses instrumentaux, rapides et nerveux, restent, pour beaucoup d’entre eux, des classiques. Des sons pourtant singuliers qui portent sa signature : bruitages en tout genre – qui font de lui un précurseur de la technique du «sampling», très utilisé à partir des années 80 -, effets de mixage osés, paroles bizarres, rythmes étranges… Un peu sur le modèle de Phil Spector, entre ses mains, le studio devient un nouvel instrument, grâce auquel le producteur devient auteur, quels que soient l’interprète et les musiciens.
Après avoir réalisé, avec King Tubby, au coeur de son «Black Ark», un des premiers disques de dub (Blackboard Jungle Dub, 1973), il sortira quelques pépites : Party Time des Heptones, War Ina Babylon de Max Romeo, Police and Thieves de Junior Murvin… Une décennie glorieuse avant la dérive qui le voit peindre sans arrêt des signes mystérieux, construire une île de glaise, marcher à reculons deux jours durant ou obliger certains artistes à se baigner dans une grotte marine avant de les enregistrer…
Cela n’enlève en rien aux qualités d’un artiste haut perché, souvent incompris, aux sonorités cosmiques qui ramènent à Sun Ra ou George Clinton, et à la bizarrerie d’un Antonin Artaud. Comme le dit l’un de ses fils, Sean, dans la biographie People Funny Boy : «Mon père est une énigme, mais croyez-moi, il est en avance sur son temps. C’est nous qui devons essayer de le rattraper».
Grégory Cimatti