L’album, concocté en quartette, est le dernier où l’on pourra entendre le puissant souffle du clarinettiste luxembourgeois, monstre européen du free-jazz, décédé en 2023 à l’âge de 78 ans. Ça valait bien quelques confidences.
Il y a d’abord un gong qui lance les hostilités, et sur presque deux minutes, une batterie qui roule des mécaniques. Puis, comme dans un symbole, arrive Melu-Sina et ce souffle lourd, éraillé, qui emporte tout sur son passage. C’était l’un des morceaux préférés de Michel Pilz, thème qu’il jouait au fil des concerts et qu’il transformait au gré des rencontres. Il figure évidemment en bonne place sur Mayhem, sa toute dernière contribution au jazz tendance free dont il a été, avec sa clarinette basse, un inlassable promoteur depuis la fin des années 1960, en Europe et par extension, au Luxembourg. En effet, le 2 novembre 2023, alors qu’il n’avait jamais véritablement manqué d’inspiration (et d’expiration), il a poussé son ultime soupir. Il avait 78 ans. Derrière lui, une carrière qui pose un musicien. Et un homme.
Benoît Martiny n’était pas né quand ce dernier abattait les barrières du classicisme, en Allemagne et plus loin, en compagnie des stars de la forme libre comme Alexander von Schlippenbach ou Manfred Schoof. Comme un bon élève, il a appris ses exploits dans un livre. «C’était une vraie légende!», témoigne celui qui a partagé avec lui plus d’une dizaine d’années de sa vie, selon un rituel amical qui tient à une formule : le «Clooney – clopes», soit de réguliers rendez-vous chez Michel Pilz autour d’un café (Nespresso, évidemment) et de cigarettes. Une liaison affectueuse née à l’occasion d’un concert au café Ubu du Théâtre d’Esch, en 2007, qui va plus tard se prolonger sur scène et en studio. Bien que le batteur n’ait pas trop su quoi faire avec cette soudaine relation : «Je n’avais rien à lui offrir», se rappelle-t-il, écrasé par le poids de la notoriété de son «mentor».
Un danseur japonais tout nu
Mais l’expérience et l’âge aidant, le frein s’assouplit. Ils se mettent alors à multiplier les projets, en tandem ou à plusieurs. Il y aura ainsi, pêle-mêle, deux projets pilotés par le Benoît Martiny Band : le grand voyage psychédélique et branché rock The Grand Cosmic Journey au Like A Jazz Machine en 2014 (avec, en soutien, Roby Glod et Leon Den Engelsen) et l’album Moons of Uranus (enregistré en 2019 à la Philharmonie) avec notamment au casting Itaru Oki et Steve Kaspar, décédés depuis. Mais également un duo immortalisé en live au Gudde Wëllen en 2015, et plus récemment, des collaborations avec De Läb, un disque collectif et discret (Phase 0) et il y a un an, enfin, une participation à la production musicale de Fränz Hausemer sur des poèmes de Gaston Rollinger.
C’était une vraie légende !
Parmi ces aventures polymorphes, Benoît Martiny en retient encore deux, qu’il ressort sans se retenir de rire : une invitation au e-Lake d’Echternach, où Michel Pilz détonne dans l’ambiance juvénile. «Le public se demandait : « mais c’est qui ce très vieux bonhomme? »». Et une autre, plus savoureuse encore, où le binôme casse l’ambiance «bon chic, bon genre» de la Casa Fabiana avec un invité surprise, les fesses à l’air : «C’était un danseur japonais de butō qui est arrivé tout nu, avec juste un petit bout d’étoffe pour cacher son sexe. On n’en pouvait plus!». Des moments qui marquent, comme un dernier : le pot de départ de Danielle Igniti, ancienne directrice d’Opderschmelz, où les deux camarades en retrouvent deux autres lors d’un morceau librement improvisé en 2019. Deux minutes sur scène qui leur suffiront à saisir une évidence : que ce quartette, connecté sans «le moindre effort», doit réitérer l’essai.
«Vieux sage» et «homme-orchestre»
Après une pause forcée due à la pandémie, Benoît Martiny, Michel Pilz, Pit Dahm (saxophone, batterie) et Michel Reis (piano) tiennent promesse et se retrouvent en 2021, en résidence puis sous les projecteurs à Dudelange pour y enregistrer Mayhem, album qui correspond bien à son nom : musclé et chaotique. Souvenirs : «Tout le monde était heureux de se retrouver dans la foulée de la crise sanitaire», avec, au centre, le dégingandé Michel Pilz, «homme orchestre» pour Michel Reis. «Il était toujours là à nous motiver, à chercher à tirer le meilleur. Il avait une telle présence», soufflait-il au Quotidien lors de la sortie, en novembre dernier, de son album For a Better Tomorrow. Benoît Martiny prend le relai : «C’est un vieux sage qui trouvait sa place naturellement. Il ne s’imposait jamais et laissait la liberté aux autres, en toute humilité».
Dix titres plus tard, dont Gazzelloni, chanson d’Éric Dolphy pour qui Michel Pilz vouait une admiration sans borne, le projet est mis en boite. Mais au moment où il se finalise, l’état de santé du clarinettiste s’aggrave. «On savait qu’il avait des soucis aux poumons, mais il ne s’en plaignait pas», rembobine le batteur. S’il lui confie vouloir arrêter un temps les concerts pour récupérer, son partenaire de jeu n’est pas inquiet : «Il jouait de son instrument avec puissance. C’était sa signature. Au point que les saxophonistes que je connais se demandaient comment il pouvait encore faire ça à son âge». Jusqu’au jour de ses 78 ans, le 28 octobre, où après un coup de téléphone, Benoît Martiny «tombe des nues». «Sa femme me dit qu’il va mal, qu’il ne mange rien, qu’il est allongé à la maison sur un lit médical».
Le free-jazz, musique «communiste»
Il file alors chez lui pour lui montrer la pochette, toute fraiche, du disque. «Et là, il me sort : « ça veut dire quoi, Mayhem ?» (il rit). Malgré son état déclinant, il prend le temps d’écouter le dernier mixage. «Il trouvait ça bon, et original, surtout au Luxembourg». Après des injonctions à reprendre des forces, il le quitte, sans café ni clopes, mais avec la conviction qu’il va se rétablir. Mais «deux jours plus tard, c’était fini», souffle-t-il, toujours triste d’avoir perdu «un complice, un musicien d’exception, un homme agréable». «J’ai beaucoup appris à ses côtés», précise-t-il, parlant d’un «maitre» qui, avec son bois au son extraordinaire, jouait avec justesse. «Tout ce qu’il faisait avait du sens». Sa seule consolation est finalement cet album qui, à ses yeux, fait honneur au free jazz, genre indigène avec «beaucoup de bruits et des choses plus accessibles».
Une œuvre qui, comme indiqué sur le dossier de presse, se base sur deux piliers pas vraiment quantifiables : une fusion des tempéraments et une communion naturelle. À l’oreille, c’est vrai, il y a d’abord ce «mélange des influences» propres aux différents membres du quartette, pour un résultat que l’on pourrait situer entre jazz «classique» et faculté de tout se permettre. En l’absence de basse pour guider les deux batteries, les harmonies jouissent en effet d’une «plus grande liberté». Un affranchissement décomplexé qui a même conduit Pit Dahm, sur trois chansons, à dégainer le saxophone qu’il pratique seulement depuis un an. Ensuite, le disque oscille et virevolte avec force et grâce à une entente quasi instinctive, essentielle dans cet exercice où l’écoute reste le moteur principal.
«On a juste tracé un petit itinéraire, entre structures et improvisations, sans trop en discuter par après, explique Benoît Martiny. Ici, tout tient à une ouverture et à une forme de réactivité. Il faut se laisser emporter par les autres», tout en restant aux aguets. Pour lui, pas de doute : le free jazz est une musique «sociale», «communiste» même! Oui, il aurait aimé être là durant l’âge d’or, à militer, baguettes en main, contre les relents du nazisme en Allemagne ou pour la cause afro-américaine aux États-Unis. Il se verrait bien aussi dans la peau d’un braqueur de banque, avec sa fine équipe aux sourires inquiétants et aux costumes impeccables, comme sur la pochette de Mayhem. Mais c’était une autre époque. Pour se consoler, il met alors sur la platine le premier disque en trio de Michel Pilz, Carpathes, datant de 1975. Avec ce souffle lourd et éraillé, pour le coup indémodable.
En bref
Mayhem, de Pilz / Reis / Dahm / Martiny
Sortie le 3 juin (vinyle) et 5 juillet (numérique)
Mayhem sera présenté en trio au théâtre
des Casemates (Luxembourg) le 25 septembre
Le 2 novembre, un soirée «tribute» à Michel Pilz
sera organisée à l’Opderschmelz (Dudelange)
avec de nombreux invités