Lady Gaga n’est pas qu’une chanteuse ou une actrice : c’est une réalisatrice, de sa propre œuvre. Avec Mayhem, son septième disque, la star fait tomber les masques. Focus.
Célébrité de son temps
Sorti en 2008, The Fame, le premier album de Lady Gaga, dit tout dans son titre. Il s’agit d’un mix entre une note d’intention, une promesse, une perception visionnaire, voire… un genre musical. Un genre, en effet, d’une certaine manière, la «pop», pourrait-on dire. Sauf qu’il est question chez Gaga, à travers la «pop», ce gigantesque terme fourre-tout, par-delà les sonorités ou le degré de notoriété, de conquérir la planète, en reflétant tout en condensant les années 2000 qui sont celles où l’on peut être une célébrité du jour au lendemain, y compris sans œuvre. D’un côté, citons l’adage d’Oscar Wilde, «Fais de ta vie une œuvre d’art», c’est l’existence propre qui damerait le pion à la création.
De l’autre, le fameux quart d’heure «warholien», autrement dit les quinze minutes de célébrité que tout le monde rêverait d’avoir, et ce, peu importe le motif et les moyens. Dans les deux cas, la téléréalité et les réseaux sociaux leur ont donné raison avec toutefois quelques effets pervers en retour. D’une part, à en croire la mise en scène de soi sur les réseaux, la vie de tout le monde n’est pas une œuvre d’art, et ce n’est pas plus le cas du côté des émissions de «starification» d’anonymes; et, d’autre part, toujours à travers le virtuel et la notoriété sans faits d’armes, c’est cocasse, il serait quasiment impossible aujourd’hui d’avoir un quart d’heure d’anonymat.
Lady Gaga dans tout ça? À la fin des années 2000, elle est toute son époque, c’est une star, oui, de son temps, la musique n’est pas accessoire, non, mais la musique est le tremplin idéal pour à la fois incorporer tout le reste (la mode, le spectacle, le sexe, le cinéma, et plus si excentricités) et pour répondre à son ambition originelle, qui est celle d’être une célébrité. L’histoire de la pop est truffée d’artistes «fabriqués» par l’industrie du divertissement, dont notamment, on y revient, par la petite lucarne, des «boys bands» aux chanteurs propulsés par les télé-crochets. Mais Stefani Germanotta de son vrai nom, dans sa quête de gloire, se construit toute seule; Lady Gaga est sa propre création. Il faut préciser aussi qu’elle ne reste pas longtemps anonyme : c’est d’abord sur feu Myspace qu’elle publie ses chansons, comme n’importe quelle chanteuse débutante, puis, à 19 ans, elle signe chez Def Jam Records alors qu’Antonio Red, le patron du label, lui affirme sans détour «Tu es une célébrité!». En même temps qu’une chanteuse, une star est née.
Star pour toujours
En 1975, David Bowie chante Fame, un morceau dans lequel il pointe de la voix la schizophrénie des effets liés à la célébrité, le pouvoir tout autant que la superficialité – rappelons que les paroles sont coécrites avec le leader du groupe «plus célèbre que le Christ», John Lennon. Trente-cinq ans après, Lady Gaga développe le propos, en étant étoile et cobaye à la fois, de nombreuses chansons seraient en quelque sorte le making-of de la vie d’une star, à l’instar du début de Lunar Park de Bret Easton Ellis (2005). Il y a The Fame, bien sûr, mais aussi Applause, à propos de ses liens avec son public, Paparazzi ou Marry the Night, dans lequel Lady Gaga raconte ce par quoi elle a dû passer (dont l’hôpital psychiatrique) avant d’atteindre son statut d’icône.
David Bowie avait, entre autres, Ziggy Stardust? Stefani Germanotta a non seulement Lady Gaga, mais aussi son double masculin fictif, Jo Calderone. En 1980, David Bowie sort Scary Monsters? Les fans de la Gaga, eux, sont appelés les «Little Monsters». Comme Bowie, Gaga n’est pas un personnage : c’est un caméléon. Et c’est surtout à Madonna qu’elle renvoie : hormis des origines italiennes en commun, la Germanotta joue, à l’instar de son aînée, à être «toutes les femmes», autant à travers ses avatars scéniques que sur les divers terrains artistiques.
Lady Gaga est toutes les femmes, oui, c’est valable d’ailleurs dans son rapport à la célébrité et à la proximité. D’ailleurs, avec ses fans, elle ne se contente pas de faire des selfies, elle fait preuve d’une grande tendresse physique, ce qui la place alors quelque part à mi-chemin entre la «girl next door» et la diva inaccessible. La Lady parle de ses fans comme d’une «communauté», où tout le monde se connaît et «transpire». Avec elle, «Aimez-vous les uns les autres» prend une signification orgiaque.
Si en grossissant le trait, on pourrait dire qu’elle voulait être vue avant d’être écoutée, on ne peut pas enlever à Lady Gaga qu’elle connaît la musique : interprète mais également autrice et compositrice, elle joue du piano en autodidacte dès l’âge de quatre ans, et puis elle a un pied, et même les deux, dans le spectacle; avant d’être Gaga, elle est gogo danseuse. La Lady expérimente tous les genres, du glam synth-pop (Paparazzi), de l’electro-funk avec un orgue (Marry the Night), de l’italo-disco bordée de mariachi (Americano), du rock industriel (Government Hooker), du rap teinté de dance (Telephone avec Beyoncé) ou des ballades country (Millions Reasons, Sinner’s Prayer). Et même la chanson française. C’est après l’avoir vue chanter La Vie en rose que Bradley Cooper lui donne, en 2018, le premier rôle dans son film au titre éloquent, A Star Is Born.
Lady et Stefani
Gwen Stefani a son parfum, Harajuku Lovers, ou Beyoncé le sien, Heat. Comment s’appelle celui de Lady Gaga? Fame. S’il était question de flacon à l’odeur de sang et de sperme, à l’arrivée, c’est une déception : la senteur se révèle classique, convenue. C’est par ailleurs un point qui a pu lui être reproché : derrière les extravagances, les coups sensationnalistes et l’orchestration «freak», parfois, on a trouvé à sa pop un manque de piquant – ou d’originalité. Mais c’est peut-être aussi parce que le sentiment de «déjà entendu» renvoie à l’idée de familiarité, au sens de l’évidence pop – Poker Face est le genre de morceau qui s’apprivoise illico. Admettons, entre ses provocations dans les textes et l’imagerie qui mêlent, comme Madonna, sexe et religion (le clip d’Alejandro où elle apparaît en nonne vêtue de latex, pour ne prendre qu’un seul exemple), sa robe en steak, son soutien-gorge mitrailleuse et ses chaussures avec un sexe en érection, reste ce statut de star qui ne demande qu’à fédérer. Si son nom de scène provient du tube de Queen, Radio Ga Ga, la Lady est bien plus qu’une fréquence radiophonique, c’est un canal à part entière ou plutôt à elle seule un réseau social, qui ne diffuse que de bonnes ondes – amour, beauté. Et, bien sûr, gloire.
Dix-sept ans après Fame, Lady Gaga revient avec Mayhem, soit un disque qui porte le même nom que le combo de black metal norvégien. «Mayhem» veut dire «désordre», «chaos». Sur la pochette, la Gaga apparaît en noir et blanc, l’air maussade sous les cheveux corbeaux; son visage se reflète en «split screen» dans un miroir fêlé; bien plus que du metal, on dirait un inédit de cold wave sorti en 1986, l’année de sa naissance. Sur Disease, le premier morceau, Gaga fait ressortir ses démons, il s’agit de faire tomber les masques, pour disséquer les zones noires; on pourrait parler d’«auto-psy».
Alors que dans le clip d’Abracadabra, la star enfile encore une tenue en latex, la chanson sample le Spellbound de Siouxsie and the Banshees, le tout sur un beat martial et élastique grignoté par des synthétiseurs acid. L’autre single, Die with a Smile (avec Bruno Mars), verse dans le country-soul, rétro-classique, beau, chapeau. Produit par Andrew Watt, Cirkut et Gesaffelstein, Mayhem est parcouru d’amour sans artifices autres que des astuces sonores plutôt efficaces : un titre comme Killah serait du Prince indus, et s’il y a d’autres ballades (The Beast, Blade of Grass), LoveDrug fait du pied au hit Love Is the Drug du mythique groupe glam Roxy Music. Enfin, Perfect Celebrity, qui revisite Never Enough de The Cure, tourne la célébrité en dérision pendant que la maîtresse de cérémonie s’autoflagelle. Et même si elle fait allusion à une autre Lady (Diana), une phrase comme «Sit in the front row / Watch the princess die» rappelle que le chaos ne fait qu’annoncer la renaissance, donc la naissance. Ce qui revient à penser que si Mayhem est le septième album de Lady Gaga, c’est peut-être aussi le premier de Stefani Germanotta.
Mayhem, de Lady Gaga.