Les « Variations Goldberg » de Bach passionnent toujours les pianistes. La preuve, deux enregistrements grand-ducaux viennent de paraître, un studio de Jean Muller, l’autre live du duo Marinova-Kraus.
Que représentent les Variations Goldberg pour vous ?
Iglika Marinova : Pour moi, c’est le summum de la musique. Nous avons joué ce concert en 1994, ça faisait presque 18 ans que nous jouions ensemble Marco (NDLR : Kraus) et moi et on voulait travailler cette œuvre. On avait quelques hésitations, car c’est quelque chose de très grand et de très difficile. Mais après, ça a été un grand bonheur. Au moment où on a commencé à travailler pour ce concert, j’avais l’impression de tenter la descente des chutes du Niagara dans un tonneau. J’ignorais si j’arriverais intacte en bas.
Jean Muller : Oui, c’est un summum du répertoire, un des grands sommets qu’on peut gravir en tant que pianiste. C’est une œuvre fascinante, surtout le fait que Bach parte d’un matériel très restreint et en tire un vaste univers musical avec plein de choses différentes. C’est extraordinaire. Ça mérite donc qu’on s’y attarde et qu’on passe du temps à l’étudier.
Marco Kraus : Pour moi, ce qui fait le bonheur des Variations Goldberg, c’est qu’il y a tant à faire. Il y a le côté savant, le côté virtuose, un côté dansant… Et tout ça vient ensemble dans un équilibre qui procure un rare bonheur.
Pourtant, au départ, pour Bach, c’était surtout des exercices, non ?
J. M. : Je pense que ça a été de la fausse modestie de la part de Bach que de publier ça sous le nom d’exercices, c’est d’ailleurs une des seules œuvres qu’il a publiées. C’est dire s’il y attachait une grande importance. C’est Bach ça, il faut un truc énormissime, de 90 minutes, et le titre « exercice ».
Revenons à vos CD. Il y a un enregistrement live d’un concert joué en 1994 au Conservatoire de Luxembourg, dans la version romantique de Rheinberger/Reger, tandis que l’autre, enregistré également au Conservatoire, c’est du studio dans une version originale. Ça change quoi ?
I. M. : Ce que nous avons interprété est effectivement un arrangement pour deux pianos de l’époque romantique. Une version qui reflète la vision que les compositeurs de cette époque avaient de Bach. Pour moi, il s’agit d’une œuvre différente par rapport à l’originale. Rheinberger a pris l’œuvre et l’a orchestrée en y ajoutant des voix, des contrepoints, etc. Comme Ravel a pu orchestrer les Tableaux d’une exposition de Moussorgski.
J. M. : C’est une interprétation de texte, alors que moi, je suis parti du texte de base que j’ai porté au piano, ce qui est aussi une interprétation, puisqu’au départ il était prévu pour clavecin. Mais bon, l’universalité du génie de Bach permet beaucoup de réarrangements. On peut jouer Bach quasiment sur n’importe quel instrument et ça reste toujours, dans l’essence, la même chose. D’ailleurs, Bach était très intéressé par les instruments, il a aidé à en améliorer certains, il est donc légitime – je pense qu’il ferait pareil s’il était encore des nôtres –, de le jouer sur l’instrument le plus avancé à clavier, le piano.
Sortir ces deux enregistrements à quelques jours d’intervalle, est-ce une bonne ou mauvaise chose ?
I. M. : C’est surtout un pur hasard. Mais je n’y vois aucune concurrence, les deux enregistrements sont, au contraire, complémentaires. Chacun ne peut qu’enrichir l’autre.
Jean, connaissiez-vous la version d’Iglika et Marco ?
J. M. : Non, je ne l’ai pas entendue, je n’étais pas là pour le concert et n’ai pas eu le CD; mais j’espère pouvoir le découvrir bientôt.
Iglika, Marco, pourquoi sortir cet enregistrement maintenant, 23 ans après ?
M. K. : Nous avons longtemps joué en duo; mais je n’ai eu une copie de cet enregistrement que longtemps après ce concert. On l’a laissé dans une armoire pendant une dizaine d’années encore et puis un jour, je l’ai écouté et j’ai trouvé ça pas mal…
I. M. : (à Marco) Tu as dit : « C’est beau. » Jusque-là, je ne voulais pas l’écouter. Mais comme il m’a dit ça, je l’ai écouté moi aussi. Et j’ai aussi trouvé ça beau. J’ai écouté ça avec du recul, comme si c’était quelqu’un d’autre qui jouait.
M. K. : La question s’est alors posée. C’est un enregistrement live, il y a des aléas qu’on ne laisserait pas dans une version studio, mais d’un autre côté il y a une naïveté, une joie de transmission qui fait qu’on accepte ces petits défauts.
I. M. : Le public est très attentif, il n’y a presque pas de bruit… il y a quelque chose qui se passe.
Et vous Jean, pourquoi le sortir maintenant dans votre carrière ?
J. M. : Je vois ce disque comme un manifeste. Pour moi, c’est un renouveau, je le vois comme le début d’un travail qui se veut d’un autre niveau, comme un saut qualitatif. J’ai travaillé dans des conditions optimales, ce qui est aussi difficile à avoir en studio. C’est la première fois que j’obtiens un tel résultat et j’en suis très fier. D’autant que cette œuvre-ci mérite absolument toute cette attention.
Les Variations Goldberg sont une œuvre très populaire, interprétée par de nombreux pianistes. Comment expliquer ce succès ?
I. M. : Sur un thème très simple, Bach arrive à faire un monde entier et passionnant. Chaque variation est tellement différente, tellement riche, tellement construite; avec des canons, etc. En écoutant, on oublie pourtant tout ça car tout se tient magnifiquement.
J. M. : Et puis, c’est la première grande œuvre du genre « Variations » en plus d’être la meilleure. C’est aussi le premier et dernier essai de Bach dans ce genre. Il a tout de suite placé la barre au plus haut possible.
C’est donc une œuvre où le pianiste peut aussi se faire plaisir ?
I. M. : Oui, beaucoup !
M. K. : Absolument. C’est tellement savant! Et en même temps, il n’y a rien d’aride. Ça donne donc effectivement beaucoup de plaisir, de le jouer comme de l’écouter.
On dit toujours, en musique classique, que quand on enregistre une œuvre, c’est qu’on y apporte soit quelque chose de nouveau, soit quelque chose de différent. Deux cent quatre-vingts ans après sa publication, comment est-ce encore possible ? En sachant que, d’un autre côté, il ne faut pas non plus choquer les puristes.
J. M. : C’est quelque chose qu’on entend souvent, en effet, mais pour moi, ça n’a pas vraiment de sens. Personne ne va me demander pourquoi j’ai toujours envie de manger des spaghettis bolognaise. Ça va de soi, c’est juste que c’est bon, c’est établi ! Là, on parle de quelque chose d’artistique, esthétique et intellectuel. C’est bon, je ne vois pas pourquoi on ne s’y attarderait pas encore et encore. On lit toujours les grands philosophes, les grands auteurs… Ce que nous, musiciens, y apportons de nouveau, c’est justement le regard de notre époque. Et on n’a pas besoin de chercher une quelconque originalité pour ça. Au contraire, ça peut être dangereux de chercher l’originalité. Le mieux c’est encore de rester soi-même.
M. K. : Il y a l’époque, la société où tu vis, mais il y a aussi toi, ta personnalité, ta manière de jouer, etc.
I. M. : Personnellement, je n’écoutais jamais les œuvres que je voulais travailler pour ne pas me faire influencer. C’est comme ça qu’on reste soi-même et qu’on fait finalement tous quelque chose de différent. La recette de spaghetti de Jean est certainement différente de la mienne (il rit)! Il faut se faire confiance et, bien sûr, aimer ce qu’on fait.
J. M. : Il y a un pianiste qui, à une question similaire, avait répondu, aussi au sujet des Variations Goldberg : « Même si ce n’était que pour moi-même et que j’y passais une grande partie de ma vie, ce ne serait pas du temps perdu, au contraire, ce serait du temps passé d’une manière très constructive. » Je pense qu’il a raison.
Entretien avec Pablo Chimienti