Alors que le 20 mars, on célèbre la journée internationale de la Francophonie, Gérard Pont, directeur du festival des Francofolies, parle de ses liens avec la langue française. En mots et en musique, forcément !
Mardi, il vient juste de finaliser, avec son équipe, une plateforme «promotionnelle» de la chanson francophone – outil qui devrait permettre aux différents membres de la Confédération des Francofolies (La Rochelle, Montréal, Spa, Bulgarie, Esch-sur-Alzette, Nouvelle-Calédonie, La Réunion) de mieux connaître leurs artistes respectifs et d’essaimer les talents à travers le monde. Depuis 2005, Gérard Pont, avec son festival et ses délocalisations tous azimuts, célèbre le français sur scène, dans ses aspects les plus larges. Pour Le Quotidien, à la veille de la journée internationale de la Francophonie, il avoue sa passion pour Aya Nakamura, chante Serge Lama, parle de féminisme, de sa Bretagne natale et d’une langue bien vivante. Entretien.
Avant de prendre la direction des Francofolies en 2005, quelle idée vous faisiez-vous de la francophonie ?
Je suis breton d’origine, et je sais à quel point perdre sa langue maternelle est une catastrophe à tout point de vue (culturel, social…). Par exemple, quand on a obligé les mères à dire à leurs petits “mon mignon” en français, là d’où je viens, c’était une rupture douloureuse ! Comme tout “immigré” face à une nouvelle langue, alors, on s’applique. Ça a été mon cas et j’en garde une affection toute particulière pour la langue française, qui ne s’est jamais démentie. D’ailleurs, mes premiers concerts, à 18 ans, ont été ceux de Dick Annegarn, Jacques Bertin, Yves Simon, Bernard Lavilliers, les Suisses d’Aristide Padygros…
En quoi est-ce nécessaire de la défendre, de la transmettre ?
Déjà, il est important de défendre ses spécificités dans un monde qui s’uniformise. Ensuite, quand on parle de défendre la langue française, on assimile ça à un geste politique, un peu égoïste même. Alors que c’est juste défendre une culture ! Et puis, le français porte en lui des valeurs fortes, comme l’amour, la paix. Il symbolise aussi la philosophie, la littérature, la poésie… D’ailleurs, chaque fois que j’arrive dans un pays, je m’aperçois qu’il signifie tout ça. La francophonie, c’est un art de vivre ! Hier (NDLR : lundi), j’ai regardé un documentaire sur Joan Baez qui explique qu’elle a voulu devenir artiste après avoir entendu la chanson Plaisir d’amour ! C’est le meilleur des arguments, non ?
Aya Nakamura est aujourd’hui une nouvelle preuve que l’on peut bouleverser une langue, une écriture
Pourtant, la chanson française est souvent perçue comme ringarde…
(Il coupe) Mais regardez, selon l’étude, toute fraîche, du Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP), pour 2020, 19 des 20 meilleures ventes d’albums en France sont des productions françaises, et chantées en français. C’est formidable ! Dire que dans les années 80, on pensait que la chanson française était morte… C’est loin d’être le cas : elle se porte bien, et en son sein, la créativité est dingue.
Le français est-il alors une langue en mouvement, et dans ce sens, peut-on parler de langues françaises ?
On ne peut pas le contester. Elle est en mouvement, comme la vie. C’est banal que de le dire maintenant, mais je suis un grand fan d’Aya Nakamura, dont la presse française s’est souvent moquée. Elle est justement, aujourd’hui, une nouvelle preuve que l’on peut bouleverser une langue, une écriture, en mettant dans une musique de multiples influences, qu’elles viennent des origines, d’un déracinement, des codes de banlieue… Je trouve ça incroyable que les journalistes “branchés” ne le comprennent pas !
Transformer la langue, c’est aussi une manière de l’universaliser. D’ailleurs, Aya Nakamura cartonne à l’étranger, et a été, l’année dernière, l’artiste francophone féminine la plus écoutée sur Spotify…
C’est certain, même Madonna la reprend (il rit). Mais attention, déjà dans les années 60, les artistes français tournaient dans le monde entier. Il faut savoir, par exemple, que Jean Sablon était une star au Brésil ! Et je ne parle même pas des Chevalier, Piaf, Aznavour, Montand… C’est en tout cas sympa de voir aujourd’hui des artistes chantant dans une langue adaptée au monde et qui peuvent le faire en français. Évidemment, les puristes vont dire “oui, mais bon, ce n’est pas du français !”. Qu’ils réécoutent donc Léo Ferré, quand dans ses chansons, il jouait avec des mots inventés ou anglicisés. Pourtant, ils n’ont jamais dit qu’il n’était pas un poète…
Je suis ravi que des chanteurs français mettent leur plume dans l’encrier et chantent des textes qui nous portent, nous touchent
Parallèlement, on trouve aussi de nombreux artistes qui célèbrent le français, injecte de la poésie dans leur musique… En somme, remettent en avant la chanson à texte. C’est aussi une bonne chose, non ?
Je suis ravi que des chanteurs français mettent leur plume dans l’encrier et chantent des textes qui nous portent, nous touchent. Baptiste W. Hamon, Bertrand Belin, Feu! Chatterton… Ils ont une manière de vivre physiquement leur écriture, et en face, on est porté par la musique des mots. D’une certaine matière, ils sont les héritiers d’une poésie à la Hubert–Félix Thiéfaine, Roda–Gil, Bashung : on ne comprenait pas tout, mais en même temps, c’était limpide ! Ostende, de Bashung, encore aujourd’hui, je ne la saisis pas entièrement, mais quel plaisir de l’écouter. Pareil, à un mariage, un mec ne va pas monter sur une chaise pour chanter du Bertrand Belin (il rit).
Justement, dans son approche de la langue, comment cette scène française a-t-elle évolué ?
La chanson française est passée par différentes phases et aspects : abstraite, militante, sentimentale, biographique… Aujourd’hui, elle se veut à nouveau politique, à travers des thèmes propres aux interrogations actuelles : l’écologie, et surtout le féminisme. On a vu arriver, ces dernières années, une vague de chanteuses engagées. Pomme, Aloïse Sauvage, Suzane, Yseult… Il y a toute une génération de filles qui ne mâchent pas leurs mots, et se font entendre.
Quand vous écoutez un album, vous êtes plutôt parole ou musique ?
D’abord les paroles. Il n’y a rien de plus beau, pour moi, qu’une voix juste relevée d’un piano ou d’une guitare. Et puis, je suis sensible aux textes, car ils racontent une histoire. Je fais d’ailleurs une émission, La Vie secrète des chansons (sur France 3), car le sens des paroles peuvent être trompeuses. Je me souviens notamment du morceau D’aventures en aventures de Serge Lama (il chante) : «De train en train, de port en port / Jamais encore je te le jure / Je n’ai pu oublier ton corps…» J’ai toujours cru que c’était une chanson d’amour, mais en réalité, ça parle d’un accident de voiture durant lequel sa fiancée est décédée (NDLR : la pianiste Liliane Benelli, en 1965).
En festival, est-il difficile de défendre la francophonie face à la domination anglo-saxonne? On a vu notamment passer Mika sur la scène de La Rochelle…
Je ne suis pas un ayatollah, surtout que j’ai toujours été un fan de musique anglo-saxonne, et particulièrement américaine. D’ailleurs, à la fin des années 70, à travers le festival Elixir*, j’ai fait venir en France The Clash, The Stranglers, Leonard Coen, The Cure, Depeche Mode… On va dire que j’ai eu ma dose (il rit). Je suis même content qu’avec les Francofolies, on ait une ligne directrice très précise. Déjà, elle nous permet de résister dans la tourmente actuelle. Ensuite, elle offre parfois quelques libertés, comme quand on a fait venir Stephen Stills pour chanter avec Véronique Sanson, ou Carl Barât (The Libertines) pour accompagner Benjamin Biolay. Il y a souvent un complexe des francophones vis-à-vis des anglophones. Ces échanges prouvent le contraire.
Pourquoi les Francofolies ne se sont pas encore installées en Afrique, haut-lieu de la francophonie ?
Déjà, il faut qu’il y ait, sur place, une vraie demande, une envie. Et que cela soit cohérent avec nos valeurs, au niveau de l’accueil des artistes, du public, du prix des places… J’adorerais que les Francofolies se posent en Afrique. D’ailleurs, pour être franc, on a un projet avec Tanger qui se dessine.
Depuis 2018, Les Francofolies d’Esch-sur-Alzette connaissent une entrée en matière laborieuse. Est-ce pour vous un chantier d’importance, qui comptera à l’avenir ?
Oui, et on va réussir ! Cette entrée en matière complexe confirme ce que j’ai dit juste avant : qu’il faut s’appuyer sur de bons partenaires pour espérer quelque chose… Aujourd’hui, au Luxembourg, l’enthousiasme est partagé et on va dans le même sens. Et puis, on a souffert ensemble, entre un démarrage loupé et aujourd’hui, la pandémie. Plus question alors d’abandonner. Surtout que la famille, c’est sacré !
Entretien avec Grégory Cimatti
* À voir le documentaire Elixir, l’histoire du premier grand festival français.
Les Francofolies Esch/Alzette doivent se tenir du 11 au 13 juin. francofolies.lu