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[Musique] La fin heureuse de The Weeknd


Hurry Up Tomorrow serait le disque-testament de The Weeknd, le troisième volet de sa «Divine Comédie» – donc, le Paradis.

Hurry Up Tomorrow de The Weeknd est le disque du week-end. C’est aussi un album qui met un point final à une trilogie entamée avec After Hours et Dawn FM. Analyse.

Des albums et des concepts

Dans la pop music, il y a ce que l’on appelle les «albums-concepts», soit des opus qui comportent un fil rouge, à travers une thématique, un récit, voire même une contrainte – dans ce dernier cas, il s’agirait, quelque part, d’un versant «oulipien» de la musique, bien qu’il n’existe pas, contrairement à La Disparition de Georges Pérec parue en 1969, de disque pop sans la lettre «e». En revanche, la même année, The Who sortent avec Tommy, en plus du tout premier «opéra rock» de l’Histoire, un disque-histoire, celle d’un garçon atteint de cécité, de surdité et de mutisme, qui – spoiler – devient champion de flipper. En réalité, de Blonde on Blonde (Bob Dylan, 1966) à Pet Sounds (The Beach Boys, 1966), Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (The Beatles, 1967) en passant par L’Histoire de Melody Nelson (Serge Gainsbourg, 1971), What’s Going On (Marvin Gaye, 1971), The Dark Side of the Moon (Pink Floyd, 1973) ou Lovesexy (Prince, 1988), des wagons entiers de classiques du rock sont des albums-concepts. Soit, mais le concept en question semble s’être un poil évaporé avec les années, la musique s’écoutant beaucoup par morceaux, voire parfois par morceaux de morceaux, avec le streaming et le «swiping».

Plus ambitieux et gargantuesque : il y a des albums qui s’écoutent comme des séries, avec plusieurs saisons et rebondissements, ou bien non plus comme des films, mais comme des sagas à l’instar de la «trilogie berlinoise», de David Bowie, avec Low (1977), Heroes (1977) et Lodger (1979). Depuis le changement de siècle, le format disque n’a plus de raison de vivre? En fait, pas toujours, surtout quand il a droit à des suites. Adele numérote ses albums selon son âge, 19 (2008), 21 (2011), 25 (2015) et 30 (2021), tout en inscrivant dessus une continuité, sinon une unité. Avec The Blueprint (2001, 2002 et 2009), Jay-Z découpe ses disques en trois temps, comme s’il s’agissait de tomes, et comme une façon de dire qu’un parcours artistique raconte une histoire. The Weeknd compte aussi par trois : Hurry Up Tomorrow annonce la dernière partie d’un cycle entamé avec After Hours (2020) et Dawn FM (2022).

Dans les épisodes précédents…

Est-il possible de comprendre Hurry Up Tomorrow sans avoir écouté les deux précédents albums? C’est à la suite de la sortie de Dawn FM que The Weeknd demande : «Saviez-vous que vous êtes en train de vivre une nouvelle trilogie?». Flash-back. Alors que le titre renvoie au film de Martin Scorsese de 1985, After Hours échoue à Los Angeles et à Las Vegas, en l’occurrence, il s’agit d’un Las Vegas parano, étant donné l’usage abondant de substances psychédéliques, jusqu’à contaminer la musique. Sous les néons multicolores, la débauche de luxure rencontre un espace de science-fiction, c’est un décor miroir-loupe qui reflète les excès et le dégoût de soi, avec en prime une narration qui tient la route, comme on dirait d’un film qu’il possède un scénario solide. En plus, Abel Tesfaye, alias The Weeknd, connaît le sujet : très jeune, il expérimente la cocaïne, l’ecstasy, la kétamine, l’oxycodone… La pop star doit faire face à ses démons ou ses péchés.

The Weeknd devient-il ensuite sage? En tout cas, il se transforme en vieux. Dès sa pochette, Dawn FM fait dans l’autofiction, il s’agit d’un portrait d’Abel, certes, mais d’un lui fictif car le chanteur est déformé par la vieillesse, rides et cheveux gris, comme le font les intelligences artificielles de vos visages sur FaceApp ou Facelab. Dawn FM est un disque spirituel, du chant angélique sur Every Angel Is Terrifying à un Gasoline où The Weeknd cite Losing My Religion de R.E.M. pour évoquer sa peur de perdre la foi, en passant par Starry Eyes où il rencontre Dieu. Disparu en octobre dernier, Quincy Jones, l’immense producteur de Thriller (1982) s’y confesse sur A Tale by Quincy, et c’est là une trace symbolique vu les nombreux ponts entre The Weeknd et Michael Jackson. En plus de lui rendre hommage à maintes reprises, le grain et les intonations vocales de The Weeknd, ainsi que sa façon d’étreindre la soul et l’innovation technologique, tout cela fait plus qu’échos au «King of Pop». Et puis, le précité Thriller, Off the Wall (1979) et Bad (1987) ont été chacun numéro un des ventes de disques, là où The Weeknd détient le record de streamings, avec une belle vingtaine de morceaux qui dépassent la barre du milliard d’écoutes; Blinding Lights est même à ce jour la chanson la plus streamée de tous les temps. Et maintenant?

Le dernier album

De The Weeknd, on aime, bien sûr, sa voix de fausset et ses trémolos. Oui, il chante très bien, mais sa force, c’est que sa voix, si elle passe partout (pub, télé, cinéma, clubs ou supermarchés), elle «passe» aussi partout, sur tous les styles et à toutes les tonalités, tant sur de la house, que sur de la cotonneuse «dream pop», de la techno bruitiste, en quasi a cappella jusqu’à l’apparition d’un piano suffocant, sur des synthétiseurs post-punk, entre un sample aussi grillé que Pale Shelter de Tears for Fears (Secrets) ou quand il s’agit de conjuguer énorme hit à l’interprétation terrassante et chef-d’œuvre absolu (Die for You, quand même…). Aujourd’hui, The Weeknd, c’est la synthèse de la synth-pop. Hurry Up Tomorrow, donc. Dans «dernier album», il faut comprendre qu’il n’y en aura plus du tout, d’album. Il n’y aura pas de post d’Abel pour poser la question : «Saviez-vous que vous êtes en train de vivre une quadrilogie?» Il n’y aura pas de quatrième point de suspension. Abel Tesfaye l’affirme lui-même, il doit «tuer The Weeknd», pour renaître, il lui faut retirer le masque-pseudo, «se débarrasser de cette peau». Comme sur les affiches promotionnelles, il ne reste que le «end» de The Weeknd. «The end is near», la fin est proche. Avec Hurry Up Tomorrow elle est là. The Weeknd est mort, vive The Weeknd?

C’est la décrépitude voire même l’apocalypse sur les interludes, de l’industriel virevoltant Until We’re Skin & Bones qui accélère comme si la vie défilait dans un couloir blanc en une poignée de secondes, jusqu’à un Opening Night inabouti, ou plutôt non, il est question justement d’ouverture (au titre suivant, Reflections Laughing) qui regarderait dans le rétro le film homonyme de John Cassavetes de 1977, en passant par un I Can’t Sing sans paroles, qui renvoie à l’épisode de 2022, quand le super-héros The Weeknd avait perdu son super-pouvoir : sa voix.

La divine tragédie?

Sur le plan des chansons, c’est toujours d’un très haut niveau. Ce qui prédomine ici, et c’est bien la marque de fabrique de The Weeknd, ce sont les ballades en lévitation qui sont contrebalancées par des incartades «dark», de Given Up on Me qui échantillonne Wild Is the Wind de Nina Simone, jusqu’à Open Hearts et son «beat» galopant ou Big Sleep, avec ses voix traficotées, comme arrivées à saturation. Le tube São Paulo? Le gimmick de synthé renvoie à un mix entre Satisfaction de Benny Benassi et Kamikaze de Disiz, pendant que la voix de The Weeknd glisse entre le flow secouant et décuplé d’Anitta.

Alors qu’il y a les «ghost tracks», ces chansons cachées à la fin d’un disque, sur The Abyss, il y a une «ghost voice», c’est celle de Lana Del Rey. Et, allons-y, vu que les plateformes de streaming ne les créditent pas : sur Wake Me Up, il y a Justice, sur Reflections Laughing, Travis Scott et Florence + The Machine, sur Enjoy the Show, Future. Les habitués Mike Dean, Metro Boomin ou Daniel Lopatin sont là, et, comme sur le Random Access Memory (2013) de ses amis Daft Punk, il y a Giorgio Moroder et Pharrell Williams – la jonction entre l’électronique et le R’n’B. Alors, Hurry Up Tomorrow, est-ce un disque-testament? Un album-concept? Le troisième volet d’une trilogie? Les trois. Avant sa sortie, quelques fans ont estimé que The Weeknd avait réalisé sa «Divine Comédie» : After Hours pour l’Enfer, Dawn FM pour le Purgatoire, Hurry Up Tomorrow pour le Paradis. Selon cette hypothèse, il s’agit donc d’une «happy end».

Hurry Up Tomorrow,
de The Weeknd.