King Kong Meuf, le puissant groupe «punk grrr», joue ce vendredi à la Kulturfabrik.
Des corps et de la saturation
À la fin des années 1970, avant même que l’expression «riot grrrl» n’existe, des formations 100 % féminines dynamitent un rock trop masculin. À Londres, le quatuor The Slits refuse net ce que la société attend de leur genre; elles ne seront pas de parfaites femmes au foyer. Leurs textes se foutent des archétypes féminins («Who invented the typical girl/Typical girl gets the typical boy») et citent en refrain des slogans qui défient la phallocratie. Poly Styrene, «frontwoman» de X-Ray Spex, hurle «Little girls should be seen and not heard/Oh bondage, up yours!» comme on jette un pavé dans une vitrine. Il s’agit d’utiliser le corps comme outil politique et parfois en écho au body art féministe des années 1960.
Dans les années 1990, le mouvement «riot grrrl» reprend le vif flambeau – plus féministe, plus radical. Né sur la côte ouest des États-Unis, il encourage les jeunes femmes à produire elles-mêmes musique et fanzines pour pointer direct le sexisme et l’homophobie du troisième doigt. Bikini Kill, Bratmobile ou les L7 empilent des textes sans fioritures sur les viols, le harcèlement, la honte qu’on voudrait leur faire ravaler. Il faut se rappeler qu’en 1992, à Olympia (Washington), Kathleen Hanna, «slut» marqué sur le ventre, repère toutes celles qui sont reléguées au fond de la salle et clame «Girls to the front!» Les filles devant, les garçons derrière : Hanna dessine une nouvelle carte du pogo.
Début 2010, en Russie, les Pussy Riot s’inscrivent dans cette lignée. Leurs performances sauvages, cagoules fluos sur la tête, déplacent la bataille jusque dans les églises et les tribunaux russes. Il y a là un lien de sororité, évidemment, via une expression féminine qui n’est pas là pour caresser le patriarcat dans le sens du poil.
Hexagone «girl power»
En France aussi, le croisement punk et féminisme surgit, dans des marges. À la fin des années 1980, une certaine Virginie Despentes forme Straight Royeur avec Cara Zina. Leur unique album, Fear of a Female Planet (1993) – clin d’œil au Fear of a Black Planet de Public Enemy – mélange guitares râpeuses, beats rap et textes qui cognent sur les inégalités sociales et sexistes, et ce un an avant la sortie de Baise-moi. Si l’expérience est courte, elle est annonciatrice : King Kong Théorie (2006) n’est pas si loin. Dans les années 2000, la scène s’endurcit. À Nantes, Sexy Sushi, porté par Rebeka Warrior, impose une version grinçante du punk féministe; face à la vague «electroclash», c’est de l’electro trash. Autour, pullulent ensuite des projets underground : Radical Kitten, Decibelles, Litige, God Save the Chicks ou, plus electro, Foune Curry et My Dog’s a Bear.
Depuis une dizaine d’années, le duo montreuillois Les Vulves Assassines (DJ Conant et MC Vieillard) pousse plus loin le mélange punk, electro et rap; leur féminisme post#MeToo est frontal, drôle et brutal; les titres se construisent sur des airs de Ramones (C’est moi qui t’baise) et alignent des formules qui claquent (J’aime la bite mais pas la tienne). Peuvent s’ajouter à la liste Mansfield.TYA, de la même Rebeka Warrior, en compagnie de Carla Pallone, sinon les Ramoneuses de Menhirs, voire des réseaux de festivals DIY – le fil rouge sang, c’est un punk féministe français qui mixe autocollants maison, culture des squats et discours politique. Si le féminisme ici n’est pas discret, c’est tant mieux puisque le fond et le ton s’accordent avec le punk.
Colère rouge
Place maintenant à King Kong Meuf. Composition : BeBe (chant), Jack (basse), Didi (batterie) et Sofiane (guitare). Montreuillois comme Les Vulves Assassines, le groupe naît au début des années 2020, à un moment où les violences sexistes, enfin, sont plus que jamais nommées et dénoncées publiquement. «KKM» décrit une scène rock «vieillissante, très (et beaucoup trop) masculine, toujours nostalgique d’un soi-disant bon vieux temps», elles débarquent alors là-dedans en mettant un coup de pied dans cette fourmilière qui exhale le renfermé. Lester Bangs : «Le punk c’est dire au rock d’aller se faire foutre. Le punk c’est dire au punk d’aller se faire foutre.»
Le nom King Kong Meuf, un remix du King Kong Théorie de Despentes, c’est plus qu’un clin d’œil, c’est une réaction épileptique des yeux face aux lumières stroboscopiques : «Meuf» remplace «Théorie», comme si la théorie sortait du livre pour venir se cogner à la réalité des concerts; le coup de coude à Apocalypse Bébé (roman signé Despentes en 2010) est là aussi avec le morceau homonyme. Leur incandescence circule d’abord par les images de live souvent signées par la photographe Harshivvv – flash brutal, gros plans de sueur, «stagediving» – plus proches du reportage de squat que du clip léchouillé.
Sur scène, BeBe arbore un maquillage qui bave, un torse nu couvert de faux sang, et ce recours aux fluides fait un effet miroir avec leurs paroles et avec l’héritage de certaines performances scéniques – il y a de quoi penser à Donita Sparks ou à Catherine Ringer, quand celles-ci balançaient dans la fosse leur tampon usagé. Les textes de «KKM» parlent des violences sexuelles, d’homophobie («Les gouines demandent leurs droits/On n’est pas des poupées à sexe») ou du traitement des femmes comme des trophées; et à côté, il y a des histoires de vomi et de gueules de bois – la politique se mélange au chaos des nuits d’aujourd’hui.
Le punk ne meurt jamais
Chez King Kong Meuf, le son lorgne autant vers le garage hardcore ou la noise que vers le punk des riot grrrls : riff simple, guitare saturée plus cracra que technique, batterie comme jouée par une créature tentaculaire sous kétamine et basse en avant toute façon post-punk, pour des morceaux qui s’enchaînent à la vitesse de la lumière. Le chant de BeBe oscille entre cri et spoken word, dans la grande tradition des femmes qui parlent plus qu’elles ne «chantent» ou qui ont plus de choses à dire qu’à siffloter – d’Anne Clark à Lydia Lunch – et qui font du micro un mégaphone. Ce n’est pas un groupe qui a passé des mois en studio à polir la production, c’est du live capté, juste ce qu’il faut nettoyé; on entend les aspérités, les accélérations, les respirations de salle, limite. Les morceaux suintent le vécu, les remarques lourdes et autres interventions paternalistes pour leur apprendre la musique et la vie.
Avec Privilèges, C Deg, Kass1Tete ou F.T.G. (les punks), on est dans la chronique d’un microcosme replié sur sa propre mesquinerie et le journal intime ou le carnet de bord devient une dénonciation publique. Sur le plan visuel, le DIY se prolonge, à travers les titres écrits avec une alternance de MAJUSCULES/minuscules, des fautes volontaires («langage texto» dirait-on dans le vieux monde), une graphie dans le style fanzine : KAMiKAZ ETiNcELLE, TroP TARD KoNNARD ou PANiKABoRD. Extrait de ce dernier : «Maman j’ai peur de m’faire tuer par ces gros porcs!»; «On n’est pas des poupées à sexe, on est bien plus que vos fantasmes/On prépare une riposte!» Sans oublier : la pochette du disque avec le nom du combo comme gratté à la main à la calligraphie très Gossip. La relève riot grrrl est là.
Ce vendredi, à 19 h 30. Kulturfabrik – Esch-sur-Alzette.