Avec Why Does the Earth Give Us People to Love ?, Kara Jackson donne à la musique préférée de l’Amérique blanche catholique la catharsis dont elle avait besoin.
En musique, il existe mille et une façons de manier les mots. Après tout, la frontière est ténue entre paroles et poésie, l’usage de la langue profitant, dans un cas comme dans l’autre, des mêmes qualités. Et dans le sillon du célèbre recueil de poésies Milk and Honey (2014), de Rupi Kaur, de la lecture d’Amanda Gorman à l’investiture de Joe Biden et de la percée d’une nouvelle génération de poétesses et de «singers-songwriters» américaines depuis #MeToo et Black Lives Matter, on a souvent fait valoir la qualité «brute» de leur écriture.
Les discussions autour de la traduction de The Hill We Climb, d’Amanda Gorman, avaient pointé du doigt le risque d’une interprétation trop «propre», incapable de refléter l’usage originel des mots, pensés, écrits et assemblés par les autrices à travers le prisme de leur propre expérience de jeunes femmes non blanches. Comme si leur art était le seul produit de leur détresse, et ne trouvait un sens que dans l’urgence.
Une honnêteté désarmante
Les genres folk et country, pinacles de la musique blanche américaine, ont regagné leurs lettres de noblesse grâce, là encore, à une nouvelle génération – Kacey Musgraves, Taylor Swift, Lana Del Rey, Kelsea Ballerini… – chouchoutée par tout le pays, qui ne tarit pas d’éloges sur leurs qualités d’autrices-compositrices-interprètes, si ce n’est qu’elles n’ont pas grand-chose d’intéressant à raconter. Et voilà que débarque Kara Jackson, qui, du haut de ses 23 ans, donne à la musique préférée de l’Amérique blanche catholique la catharsis dont elle avait besoin. Originaire du village d’Oak Park, à l’ouest de Chicago, la jeune femme a été lauréate en 2019 du concours National Youth Poet (le même remporté, deux ans plus tôt, par Amanda Gorman), et utilise la musique comme prolongation de son art, aussi brillante dans l’écriture que dans sa manière de transmettre les mots.
C’est que Kara Jackson double son honnêteté désarmante d’un franc-parler qui ne s’interdit rien. Dans Therapy, courte complainte satirique éreintant le besoin très masculin de substituer sa partenaire à son psy, elle commence fort : «Tous les hommes pensent que je suis leur putain de mère / Bonne pour le lait et bonne pour la soupe…» Le titre Why Does the Earth Give Us People to Love? est une question rhétorique, à laquelle elle-même n’apporte pas de réponse. Les 13 chansons de ce premier album sont bel et bien des chansons d’amour, mais comme jamais vous n’en avez entendu. Kara Jackson nous parle d’amour en racontant la perte, la mort, le besoin de reconnaissance, la trahison. Aimer, c’est ne pas avoir peur d’être déçu, c’est surtout ne pas craindre le deuil, nous dit-elle en substance.
Treize chansons d’amour comme jamais vous n’en avez entendu
La chanson qui donne son titre à l’album a été écrite en souvenir de la meilleure amie de l’artiste, décédée d’un cancer. Kara Jackson a cela de particulier qu’elle chante ses textes émotionnellement chargés avec un ton bas et nonchalant, sauf lorsqu’elle réfléchit sur la perte d’un être cher. Sa voix devient plus aiguë, aérienne et presque brisée; à chaque mot, on sent le poids de son souffle qui trahit sa douleur.
Chaque morceau du disque a son propre pouvoir, cimenté par une guitare élégante et indissociable des mots; la chanson-titre a droit, elle, à l’orchestration la plus fournie, comme une réaction en musique à l’affirmation que l’amour a toujours un prix – le champ lexical de l’argent, fréquemment utilisé tout au long du disque, est plus présent que jamais ici.
«Je suis de l’or et tu n’es qu’un idiot»
Dans son architecture, l’album varie entre des morceaux qui dépassent à peine la minute et d’autres qui s’étirent sur la longueur, comme on admire la vastitude d’un paysage américain. Ici, elle convoque un banjo, là, une harpe est détournée en instrument «lo-fi». De la même manière, la chanteuse joue avec les genres, offrant avec Pawnshop un son americana pur jus, ou une ballade country avec Rat. Son panorama musical, dans lequel elle fait revivre le souvenir des ex toxiques, des relations incomplètes et des amitiés brisées, sert de soutien à son ultime constat : Kara Jackson, une jeune femme noire et queer, a traversé suffisamment d’épreuves pour réaliser la valeur de sa propre personne. La détresse, l’urgence, très peu pour elle. Sur le bien nommé Dickhead Blues, dans lequel elle affiche un ex, elle affirme : «Je suis plutôt excellente», et dans Pawnshop : «Je suis de l’or et tu n’es qu’un idiot.» Une vraie pierre précieuse.
Kara Jackson, Why Does the Earth Give Us People to Love ? Sorti le 13 avril. Label September. Genre folk / country