Avec You Heartbreaker, You, son nouvel album, Jehnny Beth souffle sur vingt ans et des poussières d’un parcours qui embrase tout sur son passage. Portrait.
«Beth» de scène
Quand Camille Berthomier apparaît, tenue noire impeccable et cheveux plaqués en arrière, c’est une présence acérée qui annonce que les choses sérieuses vont commencer. Née à Poitiers, elle quitte la France à l’âge de vingt ans pour s’immerger dans l’effervescence de la scène londonienne, parce que oui, elle se dit que si elle se lance dans la musique, elle doit partir; Johnny Hostile, son complice, la suit les yeux fermés. En 2011, son groupe Savages explose en live. Armée du son post-punk, c’est sous le nom de Jehnny Beth qu’elle se (re)présente, impose direct son charisme ténébreux et son chant habité. Il y a du Siouxsie Sioux entre les lignes de l’intonation, comme il y a du PJ Harvey, devenue son amie, pour l’élégance de l’aplomb. En même temps qu’elle occupe l’espace, Beth envoie des silences menaçants qui ne font qu’anticiper les déflagrations; sa voix passe du murmure au hurlement; la catharsis transpire au front.
Dès Silence Yourself (2013), le premier album de Savages, il s’agit de retrouver la sauvagerie, ou le cri primal, et d’avancer en piétinant les distractions modernes, à l’image du mot d’ordre scotché pendant les concerts comme une exigence ascétique en lettres capitales : «Silence your phones». Plus que son grain de poivre, Beth ajoute de la gravité dans le rock; quand elle parle d’amour et de colère, c’est comme si sa vie en dépendait, et elle en dépend, la chanteuse renouvelle l’urgence avec un sens harmonieux du jeu, celui qui vibre depuis l’enfance – son père dirigeait un théâtre, «Jehn» montre sur l’estrade très jeune. Si elle possède ce mélange de rage primitive et de classe, Jehnny Beth renvoie à une héroïne de Cassavetes parachutée dans le CBGB, la diction aussi claire que son regard est dark; elle peaufine le choc électrique et la communion, un pied dans la tradition du rock et un autre dans l’époque, sous vos applaudissements, c’est Jehnny Beth (de scène).
Art total
Jehnny Beth pourrait s’arrêter au rock, mais non. Henry Rollins, le leader de Black Flag devenu acteur, écrivain et performer radio, fait figure de modèle pour sa soif de polyvalence. Avancer sur scène revient à être au four et au moulin; elle y est, avec la même intensité, grâce à son don aussi bien d’artiste que d’ubiquité. À partir de 2017, alors que Savages fait une pause, Beth, en autrice, productrice, animatrice et actrice, se métamorphose, ou plutôt ouvre d’autres portes, qui n’attendaient que d’être poussées.
En 2020, elle sort son premier album solo, To Love Is to Live, en s’entourant de Romy Madley Croft (The XX) ou Joe Talbot (Idles), pendant que le producteur Atticus Ross (Nine Inch Nails) appose sa touche; l’acteur Cillian Murphy introduit I’m the Man en lisant un poème signé Jehnny. Le disque, introspectif, fait office de nouveau cri primal. Signe d’une démarche artistique globale, il s’accompagne d’un recueil de nouvelles érotiques, C.A.L.M. : Crimes Against Love Memories, que Jehnny Beth écrit avec le même Johnny Hostile à quatre mains (dans la main). Composé de douze histoires sensuelles, ce livre qui parle de désir féminin naît lui-même d’un désir : celui d’aller plus loin qu’avec les paroles concises de la pop.
Parallèlement, Beth se retrouve dans les salles, mais celles dans lesquelles on s’assoit en faisant, pour le coup, silence. Elle est chez Jacques Audiard, en noir et blanc et derrière l’écran (elle joue une cam girl) dans le somptueux Les Olympiades (2021) ou encore chez Justine Triet dans Anatomie d’une chute, Palme d’or 2023. Ce n’est pas tout. Beth tient un rôle dans la série Kaamelott d’Astier en tueuse mercenaire aux côtés d’un Sting père, mais aussi dans Différente (Lola Doillon, 2025), où son personnage est atteint du syndrome d’Asperger. Mais alors, est-elle chanteuse ou comédienne? Les deux, sans problème. Si chaque nouveau projet naît d’un bouillonnement, d’un «picotement sous la peau qui (l’)empêche de dormir», Beth sort donc de l’intérieur tout ce qu’elle a, non pas comme ça lui chante, mais comme ça la hante.
Animatrice aussi, elle crée le talk-show musical Echoes with Jehnny Beth sur Arte, où elle invite des artistes de cœur par frustration du manque de représentation de sa génération sur le petit écran du monde d’avant. Bonus : de la radio (elle anime Start Making Sense sur Beats 1) à la mode (muse d’Hedi Slimane), Jehnny Beth ne cesse d’avancer. Musique, comédie, tragédie, littérature, animation, fashion, panache, son art est total; sa vie est une scène.
De la scène française à l’international
Jehnny Beth sait s’entourer sans jamais s’aliéner. La collaboration la plus évidente est, on y revient tant elle est importante, sa relation fusionnelle avec Johnny Hostile, soit – spoiler d’identité – Nicolas Congé, qu’elle rencontre à ses débuts et avec qui elle forme, depuis, un duo inséparable. Les deux acolytes sont passés de compagnons de route, au sein de John & Jehn, à partenaires de crimes, en tant que cofondateurs du label Pop Noire, jusqu’à devenir partenaires tout court. Si Beth préfère éviter de parler de «couple romantique» pour traduire la beauté de leur lien, celui-ci dépassant la classique idylle, c’est surtout un alliage serré de cœurs, qui transparaît, en fait, dans les battements mêmes de la musique.
Au-delà de ce noyau dur, Jehnny Beth multiplie les rencontres marquantes : en 2017, sa voix résonne sur le titre We Got the Power de Gorillaz, aux côtés de Damon Albarn, Noel Gallagher et la rappeuse Little Simz, alors qu’en 2021, elle s’associe avec Bobby Gillespie de Primal Scream – le «cri primal», le voici le revoilà – pour un album entier, Utopian Ashes, soit un dialogue entre deux amants imaginaires sur de la country-soul crépusculaire; les chansons ne se contentent pas de tourner autour de la douleur, c’est une salière balancée sur les plaies. Aussi, Alexandra Dezzi, alias Erex, romancière et ex-moitié du super duo goth-rap Orties sous le nom de Kincy, fait partie de ces complicités singulières et régulières : en 2023, Jehnny Beth l’embarque comme claviériste et chanteuse sur sa tournée américaine, mélangeant alors à son propre show à l’aura magnétique de cette artiste elle-même totale, et inclassable.
En 2020, Beth partage le micro avec Idles sur Ne touche pas moi, hurlant le consentement dans une tempête de guitares en deux minutes trente pile, téléphone en main. Rappel (au sens concert du terme) : en plus d’avoir collaboré avec Julian Casablancas, Trentemøller ou Tindersticks, Beth a partagé la scène avec Nick Cave ou The XX. Il y a un bail que Jehnny Beth n’est plus «seulement» une rockeuse de la scène française, c’est une artiste «internationale».
Pas de jeu
Culmination de ce parcours, le nouvel album de Jehnny Beth, You Heartbreaker, You, accueille avec des guitares tranchantes et des rythmes martiaux en guise de bienvenue; la chanteuse et Johnny Hostile, coréalisateur du disque, font dans l’urgence, comme s’il s’agissait d’une retranscription live qui ne nécessitait qu’une seule prise (électrique). Il y a la fureur post-punk de Savages, des nappes de synthés sombres qui lorgnent du côté de la vague froide, des beats indus martelés sous influence Nine Inch Nails (No Good for People) et puis, au milieu, quelques éclats de grâce mélodiques pop.
L’ensemble reste homogène et anxiogène, le titre l’est lui-même, trouvé par hasard en lisant un graffiti, l’artiste prolonge le thème des cœurs déchiquetés, des désirs contrariés, du sexe, de la conflictualité, de Reality, où, actrice sur disque (ou non), elle campe un jeu de séduction à trois, lors d’une virée en club, qui tourne à l’obsession, jusqu’à Out of My Reach, où elle renverse les rapports de force; en étreignant sa vulnérabilité, elle la convertit en puissance.
You Heartbreaker, You, c’est le cri d’une femme qui aborde les désirs et les fêlures autant qu’un disque qu’elle a conçu après avoir assuré la première partie de Queens of the Stone Age en 2023, face à un public, fervent et immédiat, qui a réveillé en elle une flamme qu’elle aurait pu croire assoupie. On reconnaît alors l’ardeur des premiers Savages, mais bien enrichie de tout le chemin qui a été parcouru, en avançant sur la scène, toujours plus loin. Un peu plus de vingt ans après ses débuts, sonne l’heure du constat. Le voici donc : si la scène est au cœur de la vie de Jehnny Beth, elle n’a jamais joué avec la sincérité. Pas de «rock’n’rôle». Elle est, comme on dit, «vraie».
You Heartbreaker, You de Jehnny Beth.