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[Musique] Jay-Jay Johanson, crooner caméléon


Depuis vingt ans, Jay-Jay Johanson fait du trip-hop tip top, en étant passé par la case dance music et autres expérimentations. Avec Backstage, son dernier disque, le Suédois revient à ce qu’il fait depuis le début : du jazz électronique.

Cocktail suédois

Tout est écrit depuis le début pour Jay-Jay Johanson comme sur une feuille de partition. Mais oui : dès l’enfance, le Suédois carbure au hard rock, et, comme ce n’est pas suffisant, il fonde son propre groupe alors qu’il n’a que 10 ans – un groupe de punk, pas de la trop chouette popinette. Sauf qu’en parallèle, il apprend le trombone et la clarinette. Dans la foulée, le jeune Johanson pianote sur des synthés et fait pulser ses embryons de compositions sur des boîtes à rythme, entre les murs – qui ont des oreilles – de sa chambre.

Ceci explique cela, non seulement de sa gourmandise sonore, mais aussi du basculement de genres, pas obligatoirement voisins, qui s’opère – entre les clubs interlopes et les vieux cafés de jazz enfumés, il y a deux mondes, que le Suédois réconcilie. C’est comme si, dans les années 1980, Jay superposait deux cassettes dans le walkman, par lequel sortait Kraftwerk d’un côté et Chet Baker de l’autre. Comme les autres chocs de jeunesse de Jay-Jay s’appellent Rod Stewart et David Bowie, la touche glam vient compléter.

Dans les années 1990, lorsque le trip-hop mélange l’électronique et le jazz, le genre ne tombe pas dans l’oreille d’un malentendant, Johanson tombe à nouveau sous le charme. Récapitulons : du hard rock, du punk, de l’electro, du jazz et de la pop de crooner. Secouez le tout et ce qui en ressort ce n’est pas un Whiskey (le nom de son délicieux premier album, sorti en 1996), mais un cocktail «expérimental» à mi-chemin entre le classicisme et le postmodernisme; on ne sait pas toujours où l’on est – ambiance molle ou moite; pop bien léchée ou electro downtempo – mais, en général, on est bien quand on est chez Jay.

Trip-hop au top

Whiskey marque les premiers pas de crooner de Johanson. À partir de l’ouverture, It Hurts Me So, le son est «vintage», et pour cause, le morceau sample le thème Plus fort que nous de Francis Lai, tiré d’Un homme et une femme (Claude Lelouch, 1966). Le son s’avère granuleux, on y entend du frottement, voire un léger crépitement de vinyle; en parallèle résonne une autre forme de frottement, du vinyle là encore, oui, il s’agit de scratches.

Rebelote avec So Tell The Girl That I’m Back In Town, morceau dans lequel la voix est plutôt grave, on dirait même Scott Walker, alors que onze ans après Climate Of Hunter, le timbre de l’ex-Walker Brothers semble surgir d’outre-tombe – Scott se change en crooner de l’apocalypse sur le peu aimable et grand Tilt (1995).

Le lien avec Walker, c’est aussi l’«orchestration», comme on dit quand il y a une palette d’instruments et de grandes envolées, ce qui fait indirectement office de compliment, car il est sous-entendu que le morceau «décolle». Pendant ce temps, deux pôles se conjuguent : le grain lyrique et l’atmosphère blafarde, mais aussi l’orchestre qui continue de jouer pendant que le Titanic s’enfonce dans la mer et les bidouillages électroniques qui font avancer le bateau. Trip-hop pop et lounge sophistiquée, Whiskey possède deux avantages : il est aussi innovant qu’il est beau.

Sur Tattoo (1998), on prend le même et on recommence – on ne change pas une équipe qui gagne. Les cuivres laissent place aux cordes et les scratches s’entortillent dans la mélancolie duveteuse du dandy (Even in the Darkest Hour). Jay-Jay laisse aussi de l’espace aux digressions d’une cantatrice proche du hululement ou de la sonorité non identifiée d’un synthétiseur déréglé (Lychee). Et juste après (She’s Mine but I’m Not Hers), d’autres hybrides s’accouplent, comme cet air d’accordéon qui alterne avec un beat moelleux et enveloppant.

Glam et synthétique

C’est bien joli tout ça, mais est-ce que ce n’est pas, justement, un peu trop beau ? Jay-Jay Johanson, l’artiste qui remet le jazz au goût du branché, l’homme qui sonne ultramoderne en soupirant sur la poussière du passé, le musicien qui imbrique l’easy listening dans l’électronique parfois hermétique, le chanteur à la voix claire et modulable…

Parmi ses atouts, il doit bien y avoir une limite, un nuage noir qui menace à un moment ou un autre, non ? En effet. Malgré le côté caméléon du garçon, il y a les risques de se complaire dans le bon goût, jusqu’à ce que sa musique – le sacrilège ! – finisse en fond sonore dans des lieux bon chic bon genre. Sur un album de Jay-Jay Johanson, il y a toujours à en tirer a minima un morceau, un bout de morceau, une parcelle de morceau – il n’y a pas de débat, c’est un très bon songwriter. Mais là où le Suédois est, d’une autre façon, fortiche, c’est quand il se pousse lui-même dans ses retranchements, comme sur Antenna (2002).

Alors que dans le disque, un morceau s’appelle Déjà Vu, Jay-Jay sur la pochette en androïde, avec les cheveux oranges à la Ziggy Stardust, les tétons à l’air, c’est du jamais vu. Et du jamais entendu : son trip-hop vire à la dance, Automatic Lover semble interpeler Pet Shop Boys, le tapis synthétique sur lequel il se déroule est entrecoupé de vocoder, le timbre se fait de plus en plus androgyne, Jay-Jay se rapproche de Jimmy Somerville ou, quelques années avant, de Silver Columns. Jay n’oublie pas non plus le chaos mêlé à la grâce via les cafouillages précédés d’une harpe (Wonderful Combat).

Mais le «top of the pop», et à juste titre puisqu’il s’agit, à ce jour, de l’album le plus «poppy» de Jay-Jay, c’est celui d’après, Rush (2005). Because Of You renvoie à Music Sounds Better With You signé Stardust (sans Ziggy), avec les BPM accélérés, là où sur le fantastique Forbidden Words la musique sonne mieux sans lui. Et comme Johanson aime tant varier les plaisirs, il gratifie Rush de son plus joli slow, 100.000 Years. Le «crooner digital», c’est ainsi qu’il est désormais surnommé, ralentit le tempo sur les disques suivants, en poursuivant dans la voie symphonique, jusqu’à Fetish (2023), où il sample le Poco Allegretto de Brahms sur Finally. La classe.

Backstage

Sur Backstage, le premier morceau s’intitule Trompe-l’œil, et c’est tout à fait à l’image de Jay-Jay, à ceci près qu’il faudrait remplacer l’œil par l’oreille. Johanson est clivant autant qu’il est fédérateur, comme il est déprimant autant qu’il est libérateur; il réunit les férus de jazz et les amateurs d’electro-pop; il mélange le son de Bristol des années 1990 aux arrangements de Michel Legrand, son autre idole française, avec Francis Lai, au rayon bandes originales.

À sa sortie en 1996, situé donc entre Dummy de Portishead (1994) et Mezzanine de Massive Attack (1998), son Whiskey était bien frais, mais en 2025 ? Le trip-hop, dans les années 1990, c’est la soul du futur; dans les années 2020, c’est de l’electro rétro. Jay-Jay ne change rien, ou alors pas grand-chose, c’est là le paradoxe de son style depuis le début, moderne ou vieux – en fait, les deux. Son Backstage ne répète pas une formule qui pourrait lasser même les fans les plus exaltés, mais il sonne comme du Johanson.

Les cheveux sont teints en blond, mais son visage livide ne contient pas de fond de teint, Jay a toujours eu cette mine pâle et n’a cessé d’assurer le show en étirant le micro comme un long serpent, tout en baissant les yeux de cocker comme pour voir au sol le miroir de sa désolation. S’il y avait déjà du français dans certaines de ses chansons, comme sur Jay-Jay Johanson vocalisé par Valérie Leulliot, sur Rimbaud, le Suédois lui-même se met à la langue de Michel Legrand.

Et, plus à nu dans un idiome qui n’est pas le sien, il déclare naturellement, à propos de la mélancolie : «Tu me colles à la peau / Comme un poème de Rimbaud». Alors que Lujon rend hommage au compositeur Henry Mancini, sur Glue, en duo avec sa compagne, Laura Delicata, Jay-Jay chante «I prefer Whiskey / You love Cointreau». On peut y voir un clin d’œil à son premier album et dire que la boucle est bouclée. Mais si Johanson continue encore pendant vingt ans, on prend.

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