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[Musique] Indochine délie sa langue


(Photo : stéphane ridard)

Sept ans après 13, Indochine revient avec un nouvel album, Babel Babel. Emmené par Nicola Sirkis, le groupe a toujours eu une armée indéfectible de fidèles, parce qu’il possède sa propre langue. Analyse.

Si le logo le plus célèbre du rock, c’est une langue, celle des Rolling Stones, rares sont les groupes qui en possèdent une, de langue. Une aura, un style ou un «son», oui, mais une langue, non. Indochine est plus qu’un groupe : c’est une langue. Au début, des «eighties», le complexe d’infériorité avec les Anglo-Saxons n’échappe pas à Indochine. Certains les comparent à Depeche Mode ou The Cure, évidemment, mais en ajoutant un «sous» en préfixe – ce sont des mauvaises langues. Il y a, certes, les sonorités synthétiques, le sautillement de la rythmique, la coupe ébouriffée, le khôl qui souligne les cernes. Mais, en plus du parfum asiatique, la langue fait la différence : elle est française. «Indo», c’est la «VF» fantasmée de la pop musique. C’est ainsi qu’en collant à la France une langue pop, le groupe invente sa propre langue.

Alors que les titres des morceaux s’avèrent identifiables (Crash Me, Electrastar, Rose Song, etc.), les paroles de Nicola Sirkis, qu’elles soient nettes ou floues, n’ont rien à voir avec la chanson «à texte»; ses parents d’adoption musicale sont Patti Smith et David Bowie, et non pas Jacques Brel ou Léo Ferré, l’interprète de La Langue française. En tant que grand fan de Marguerite Duras, Sirkis a toujours écrit en «mauvais français», y compris, parfois, dans un style qui renverrait à de la traduction automatique («Comme je nous vis combien en vrai/Jusqu’à te tenir comment j’aimais», sur Comateen I). Luz peut se moquer d’Indochine dans son hilarante BD J’aime pas la chanson française (2007), toujours est-il que personne, en France, n’écrit comme Nicola Sirkis.

Les textes de Sirkis n’ont pas de sens? Au contraire : ils sont blindés de double sens, sensuels; chez lui, tout est ambigüité textuelle. Lors de la tournée de Wax (1997), en intro de Kissing My Song, Nicola prévient : «Je crois qu’on va parler un peu de sexe.» Ah bon, parce que, jusqu’ici, quel était le sujet? Sous l’innocence feinte, l’implicite s’accouple avec l’explicite : «Je suis et je reste un « vagina sucker »» (Vibrator); «Si tu me demandes/De t’apprendre ma langue» (Stef II); «On m’a dit que je suis nul à l’oral» (Gang Bang), «Embrasser la fille sur les lèvres/Et puis décider/Descendre pas à pas en bas de l’escalier» (Marilyn). La langue encore, mais cette fois dans le contexte d’un usage bien spécifique – le cunnilingus.

Indochinoises et «fanboys»

Aussi, la langue d’Indochine est précieuse, salvatrice, en cela qu’elle se situe aux antipodes de l’hétéro-beauferie. Ce n’est pas que Sirkis, dans le trouble de l’androgynie, ait pu ressembler à une femme, mais c’est qu’avec l’élégance de sa délicatesse, et ses paroles féministes ou «gay lovely» – plus encore que «friendly» –, il n’a aucun rapport avec bon nombre de ses congénères mâles. Si Indochine est une bande d’hommes, c’est aussi une «famille», composée de pléthore de femmes, et ce via les duos, avec Melissa Auf Der Maur (Le Grand Secret) et Juliette Binoche (Punishment Park), ou l’écriture à quatre mains, d’Ann Scott (Paradize) à Valérie Rouzeau (Ladyboy), en passant par l’«artwork» d’Ana Bagayan (Alice & June, 2005). Sans oublier, bien sûr, les portraits de personnages fictifs, de Salômbo à Justine, d’Anne (Anne et moi) à Juliette (Les Silences de Juliette), sans oublier Alice & June (2005). L’Indochine est peuplée d’Indochinoises.

Ce qui compte chez Indochine, c’est la flamme qui brûle dans le bas-ventre

La langue, c’est encore l’organe qui palpite, à savoir celui de Nicola Sirkis, fût-il brièvement percé, période «Paradize Tour». Mais c’est aussi la langue des fans : il faut se souvenir, lors de ladite tournée, de ce moment de grâce où le public s’embrasse, langoureusement, pendant Le Baiser, chanson dont le «Corrige-moi mes fautes» fait la jonction entre le mauvais français (ici la mise en abyme) et le sexe (là le sadomasochisme). Sirkis chante faux? Stop à l’obsession de la performance; ce qui compte, c’est la flamme qui brûle dans le bas-ventre.

Une langue, aussi, ce sont des codes, vestimentaires ou capillaires. Alors qu’en 2007 Benjamin Biolay faisait la couverture du magazine Technikart (titrée «La chanson française me débecte»), il s’en prenait au look de Bénabar, en estimant – à juste titre – que personne n’avait envie de ressembler à un postier. Ce n’est pas le cas d’Indochine : les fans imitent leur idole. Et cela concerne combien de groupes de rock français? Enfin, Indochine, c’est une langue sonore, sous influence et singulière. Né en pleine période new wave, le groupe a pris un virage «indus», «glam-goth», c’est le prolongement logique, à coups de saturations comme des orages, de piano déglingué, et de voix noyée sous les aspérités électriques. Alors que Stéphane Sirkis, le frère jumeau de Nicola, est mort en 1999, avant la sortie de Dancetaria, la «renaissance» d’Indochine vient, en grande partie, de son remplaçant à la guitare, Oli De Sat. Il s’agit d’un musicien avec lequel le groupe ne pouvait que s’entendre, puisqu’ils parlent la même langue, Oli étant un «fanboy» d’Indo de la première heure.

Actualité et questions de genre

Avec le temps, la langue d’Indochine s’est développée. Dans les années 2000, pendant qu’il y a la scène des «baby-rockeurs» (BB Brunes, The Shades, Second Sex), les «indokids» se répandent en France, sans grand appui médiatique; ils se nomment Glow, Oxygen, Dead Sexy Inc., Madinka, Pravda, Toybloid; il y a même un minifestival, «Les Divisions de la Pop», qui les accueillent à bras ouverts et à guichets fermés. Ensuite, de Grand Blanc jusqu’à Requin Chagrin, en passant par The Buns ou Orties, Indochine fait école – première langue pop.

Rahim Redcar a repris 3e Sexe, Asia Argento a interprété Gloria; et si c’était Marc Caro qui avait réalisé le clip de Savoure le rouge, Xavier Dolan s’est chargé de celui de College Boy. Et le photographe star David LaChapelle du cliché de la pochette de Babel Babel, le nouveau disque d’Indochine. Un double album, gargantuesque forcément, enregistré en «famille» : il y a un duo avec Marion Brunetto de Requin Chagrin, mais aussi la participation de Chloé Delaume, l’autrice de La Dernière Fille avant la guerre (2007), un livre en forme de lettre de fan d’Indochine. Rien n’a changé, à part l’époque. Les thèmes sont connectés à l’actualité, qu’il s’agisse de Sanna sur la croix, en l’honneur de Sanna Marin, ou de Tokyo Boy, qui s’oppose à Poutine; d’autres encore abordent les questions de genre – impossible de taxer Indochine d’opportunisme. Le son est charpenté, la production, imposante; c’est en fait à l’image du groupe qui, maintenant, fait stades combles. Et au fait, pourquoi Babel? C’est un lieu où l’on parle un grand nombre de langues, mais où il est difficile de s’entendre. Soit le reflet, selon le groupe, de notre ère chaotique. Au milieu de ce vacarme, Indochine reste, en tout cas, une langue vivante.

Babel Babel, d’Indochine.
Indochine Records.

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