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[Musique] Iliona : au revoir tristesse


Après une poignée d’EP bouleversants, l’artiste belge a sorti des tripes son premier LP What If I Break Up With u?, un disque de rupture qui fait mal au cœur et du bien aux oreilles.

Des ruptures et des livres

Et si les plus belles œuvres étaient nées des plus grands chagrins d’amour? C’est une question qui contient son bon lot de réponses, positives, elles ne sont pas invariantes mais, lorsque le palpitant crie, il arrive très souvent que le jus qu’il presse – les larmes – se mélange à l’encre, pour faire des étincelles.

Sublimation ou transfiguration, après une rupture, il faut se faire violence pour faire la paix avec soi-même et alors s’arracher les vers (du nez), qu’ils soient poétiques ou non. Il s’agit de vomir ce que non pas que le corps, mais le cœur, n’accepte pas – indigestion et secousses – comme on dit, «il faut que ça sorte».

En littérature, c’est une certitude, dans la stricte fiction autant que dans l’autobiographie, de Nicolas Pages de Guillaume Dustan (1999) au Passé d’Alan Pauls (2005), les chefs-d’œuvre pullulent tout en donnant du sens à la sentence d’Angelo Rinaldi qui dit qu’un roman n’est autre qu’«une dépression nerveuse domptée par la grammaire».

Aussi, écrire, c’est «vivre par procuration», affirmait Patrick Besson, pour exprimer le fait que, quand vous n’avez pas – ou là, en l’occurrence, quand vous n’avez plus – de compagne ou de compagnon, vous pouvez via l’écriture en inventer un ou une, voire le ou la faire revivre, et ainsi, peut-être, tourner la page et les pages, et ce, jusqu’à parvenir à changer de livre. La fin d’une histoire peut être le début d’une histoire, sur le plan littéraire s’entend. Musicalement, c’est pareil.

Pop et gros tracas

Plus que «changer de livre», on dit «changer de disque» pour «passer à autre chose». Lorsque le malheur ronge trop fort, la musique reste sans doute l’un des moyens les plus efficaces en termes de catharsis, le tempo s’accorde aux battements du cœur, les instruments parlent à votre place quand la dépression déclenche l’impossibilité de parler, et la voix, quant à elle, dans son intonation, ne ment pas.

Dans Blue (1971), Joni Mitchell pleure son amour perdu et le «bleu» du titre renvoie au blues – le spleen est pourtant synonyme de ciel gris. Quoi qu’il en soit, son timbre est nu. En 2008, à la suite de sa rupture avec la styliste Alexis Phifer (et juste après le décès de sa mère), Kanye West enregistre 808s & Heartbreak, en faisant un usage abondant de l’autotune, lequel logiciel, au lieu de camoufler son cœur sous le costard, le rend plus touchant, non pas plus robotique, mais plus humain. C’est bien connu, plus on creuse dans le «je», plus le propos est universel, et il n’y a pas de jeu dans ce genre d’échec.

Avec What If I Break Up With u?, Iliona donne plus que jamais du poids à l’agencement de mots «album solo». D’abord, il s’agit d’un disque de solitaire, on pourrait dire d’esseulée. Comment ne pas se sentir plus seule qu’après une rupture?

«Toi et moi» n’est plus, c’est «moi sans toi», et il faut resonger au titre de l’album de Placebo de 1998, Without You I’m Nothing. Il n’y a plus d’1+1, alors 1-1= 0. Le goût du vide se reflète dans les yeux trop secs d’avoir trop pleuré. What If I Break Up With u? est aussi un album solo car Iliona, enfant de la génération «tuto» sur YouTube, a tout fait elle-même, des textes aux compositions en passant par le mixage. Ses chansons sont les mémoires d’une jeune fille rongée. Par la tristesse.

Angèle et démons

Âgée de 24 ans, Iliona est souvent comparée à Angèle. La facilité amènerait à décréter que c’est parce qu’elle est Belge, que son répertoire fourmille de chansons mélodramatiques et que son flow fragile la place en opposition aux chanteuses dites «à voix», et c’est tant mieux : la performance est écrasée par une vulnérabilité qui donne la sensation qu’il a suffit d’une prise tant ça coule tout seul –  les larmes, encore.

Plutôt «low profile», ses morceaux n’ont rien de pièces maousses calibrées pour les ondes et les grandes salles, mais plutôt pour une intimité bien à l’écart du pandémonium et des sourires obligatoires sur les réseaux sociaux qui laissent penser que tout va bien dans le meilleur des mondes.

À travers ce dialogue unilatéral qu’est la musique, l’artiste s’extirpe de ses démons, appuie sur la boule au ventre ou la corde sensible, en allant tout au fond de l’introspection pour ainsi mieux fédérer.

Les chansons font écho aux tourments qui se promènent à l’intérieur, avec une délicatesse susurrée et un minimalisme électronique en totale cohérence avec ses paroles translucides. Car oui, Lâche-moi la main ou Rater une rupture pour les nuls, les titres s’avèrent éloquents et durant tout le disque, Iliona fait un featuring avec un fantôme.

Happy end

Il ne faut pas oublier la difficulté qu’il y a à créer quand on est au bout du rouleau et, à ce propos, on dirait qu’Iliona fait des efforts, tout en chantant sans forcer, comme si elle n’avait rien à perdre, vu que tout est perdu.

Elle le fait parce que c’est vital et que, malgré les «tu» et les «on», c’est à elle-même qu’elle s’adresse, donc à nous. Sur Nyctalopia, les aigus déploient un miroir sonore avec la petite voix qui parle dans la tête et, contrairement à l’excellent et optimiste Si Tu m’aimes Demain ou le magnifique Micha (sur Tête Brûlée, 2022), il n’y a que des antitubes ou, s’il y a des tubes, ce sont des tubes de comprimés, des médicaments naturels à base de mélodies sans effets secondaires autres que l’addiction.

On pense à Disiz et à son concept-album L’Amour (2022) qui ne parle pas du bonheur émanant d’une relation qui met des étoiles dans les yeux et des papillons dans le ventre, mais du mal-être qui frappe l’estomac en se répétant que c’est trop tard et qu’il n’y a de retour en arrière qu’en créant justement, un livre, un disque, des phrases, des arrangements, tant au niveau musical qu’avec la réalité. Iliona, toujours dans Lâche-moi la main : «Pas envie de romancer ce qu’on n’est pas». Après l’ivresse, la gueule de bois? Non : la lucidité.

Entre des comptines qui filent le mal de mer comme Le Lapin, quasi jungle, et un piano-voix sans artifices tel que Ça n’existe pas, qui cite volontairement ou non Ça n’arrive qu’aux autres de Michel Polnareff, au milieu d’expérimentations qui rappellent sa bizarroïde Marguerite (en 2021, sur l’EP Tristesse, déja…), Iliona vacille entre Françoise Hardy et Mohini Geisweiller, tout autant qu’entre Louane et Angèle, autrement dit que des prénoms; il n’y a pas besoin de nom de famille parce qu’il y a d’emblée, à travers ses compositions, une familiarité.

On ressent dans What If I Break Up With u? un air de déjà vécu ainsi qu’un délectable bourdon qui annoncent qu’il n’y a, entre l’auditeur et Iliona, aucune rupture possible à l’horizon.

What If I Break Up With u?, d’Iliona.