Le label indépendant suisse WRWTFWW Records a ressorti vendredi l’intégrale de Grauzone, groupe culte de la new wave helvète avec son tube Eisbär. Si la musique est connue, son histoire, elle, est une obscure légende…
Comme dans bien des légendes punk, tout commence au déclin des années 1970, à Londres. Le Bernois Marco Repetto, à l’époque batteur du groupe Glueams, voit sur scène Fad Gadget, l’un des pionniers de la musique industrielle britannique. C’est le déclic : «punk is dead», place à la new wave et sa déferlante électronique. «C’était nouveau, explique Lurker Grand, et c’est ce qui leur a donné envie de changer de groupe.» Retour en Suisse : fin 1979, quelques semaines après l’aventure londonienne de Repetto, Glueams se sépare, mais avec le bassiste, Christian «GT» Trüssel, et le guitariste Martin Eicher, membre temporaire du groupe, ils développent un nouveau projet sous le nom de XXX.
Spécialiste de l’histoire du punk suisse, Lurker Grand a mille et une histoires : il en a été, dès l’émergence du genre, l’une des figures centrales. «Étrangement, la Suisse a été l’un des premiers pays à adopter le punk, quasiment en même temps qu’à New York et à Londres, raconte-t-il. C’était un pays très conservateur, très « chocolat et Heidi ». Le mouvement contestataire qui n’a pas eu lieu à la fin des années 1960 a débarqué au début des années 1980, conjointement au post-punk, et ça a profondément changé la société suisse. Aujourd’hui, tout le monde est d’accord sur ce point : les autorités, l’ancienne génération, bref, tous ceux qui étaient contre ce qu’on faisait !» À l’époque, «la Suisse était concentrée sur sa propre neutralité, elle ne voulait pas faire partie du monde. Nous, on voulait en faire partie !»
Mystérieux et radical
Dans l’explosion de cette vague contestataire et créative, XXX, qui a développé en quelques semaines un nouveau répertoire et ajouté de nouveaux instruments, dont une boîte à rythmes et un synthétiseur, joue son premier concert en mars 1980. Puis Martin Eicher devient la figure centrale de la formation qui se rebaptise Grauzone, s’enrichit de deux nouvelles recrues, Claudine Chirac (saxophone) et le frère du guitariste, Stephan Eicher (clavier), et pose les bases de son concept : «no pictures, no interviews», rapporte Lurker Grand. «En gros, personne ne savait qui était Grauzone. Ils s’échangeaient les instruments, et en concert, ils ne jouaient jamais les mêmes chansons. Ce qu’ils jouaient en live n’était pas ce que le public connaissait de leurs disques, se souvient-il. C’était l’époque des performances, des projections de films pendant les concerts, des événements où les artistes donnaient à leur public tout autre chose que ce à quoi il s’attendait.»
Beaucoup de DJ au début des années 2000, dont LCD Soundsystem, passaient Eisbär en soirée
Si le groupe explose avec Eisbär, mélopée post-punk entêtante et bizarre – avec ce solo de saxophone complètement fou – qui a traversé les décennies, le groupe reste fidèle à son envie d’être hors de toutes les conventions, y compris celles du punk, pour s’affirmer en tant que «art band». Pour Stephan Armleder, fondateur du label WRWTFWW Records qui a ressorti, vendredi, tout Grauzone, «il y avait cette approche qui évoquait le mystère et qui a fait que beaucoup de gens se sont intéressés à ce groupe énigmatique qui faisait de la très bonne musique. D’un autre côté, il y a eu Eisbär, un single vendu à un million d’exemplaires à l’époque et qui reste encore maintenant un tube.» Une chanson qui traverse les époques comme arbre qui cache la forêt des merveilles musicales que Grauzone a composées. «Beaucoup de DJ au début des années 2000, dont LCD Soundsystem, passaient Eisbär en soirée», ajoute-t-il. Puis il y a eu le film d’animation écrit par Céline Sciamma, Ma vie de courgette (Claude Barras, 2016), et sa scène culte, dans une boîte de nuit, qui se déroule au son de Eisbär, «redonnant de l’exposition à ce morceau» pour le grand public, assure le patron du label.
Bien sûr, la radicalité du groupe a été l’une des raisons qui l’ont mené à sa séparation, au début de l’année 1981, un an à peine après sa formation. Lurker Grand se remémore les luttes internes et les deux camps formés par Marco Repetto et GT d’un côté, et les frères Eicher de l’autre, aux divergences musicales et personnelles considérables. Pourtant, Grauzone enregistre un album à l’été 1981, en l’espace de deux semaines. Après les cinq premiers jours, GT quitte définitivement le groupe et les trois membres restants terminent la session. Le 33 tours comprend, entre autres, l’hypnotisant Wütendes Glas, l’incroyable hymne electro avant l’heure Kälte Kriecht, le très punk Schlachtet! ou encore la ballade post-punk Marmelade und Himbeereis… mais aucun single, rien qui ne puisse faire office de tube comme l’a été Eisbär. De plus, l’album ne comprend que dix morceaux sur les onze enregistrés : d’après Lurker Grand, il a été décidé à la dernière seconde, et indépendamment de la volonté du groupe, de supprimer Tanzbär, sorte de variation parodique et subversive sur Eisbär. Ainsi, le titre figure sur la pochette alors que le morceau n’existe tout simplement pas dans l’album. L’album éponyme, sorti à l’automne 1981, sera le dernier vestige de Grauzone et ne rencontrera pas le succès; au moment de la sortie, les différents membres du groupe, eux, ont déjà tous intégré d’autres formations et développent d’autres projets.
Garder l’esprit «DIY»
Pour un groupe qui refusait toutes les règles, la réédition de Grauzone, quarante ans plus tard, semble être un mirage. En réalité, révèle Stephan Armleder, «le travail s’est fait en très proche collaboration avec Stephan Eicher», un «pote de longue date» de son père, le plasticien John M. Armleder, qui a connu le milieu punk et post-punk suisse. «Il y a quatre ou cinq ans, Stephan Eicher est venu me voir en disant qu’il aimerait bien ressortir Grauzone, qu’il avait plein d’idées pour un projet qu’il voulait superviser. Au début, on a parlé à plein de labels différents qui seraient intéressés par cette sortie, et en parallèle, notre label se développait, donc on s’est dit qu’il fallait le sortir là-dessus.»
Le choix d’un label suisse, indépendant et spécialisé dans la musique répondait parfaitement à l’esprit «DIY» («Do it yourself»), l’un des mots d’ordre du mouvement punk. Et c’est dans ce même esprit qu’a été réalisé le très beau coffret des quarante ans, qui comprend trois albums (l’album Grauzone, l’intégrale des singles et un live très rare, véritable perle du coffret), un poster et un fanzine retraçant l’histoire du groupe, racontée par Lurker Grand. «Stephan (Eicher) a obtenu les bandes originales et les a faites remasteriser en France, explique Stephan Armleder. C’était aussi son idée de reprendre, comme à l’époque du « DIY », le fanzine. Tous les éléments du coffret sont passés dans une vraie photocopieuse d’époque qu’on a achetée pour l’occasion et qu’on a installée chez Stephan. Le fanzine, le poster, même les images sur la boîte ont été photocopiées par les soins de Stephan, moi et quelques amis qui sont venus pour une longue session de photocopies chez lui.»
Aujourd’hui, Grauzone est devenu la musique populaire suisse. Ce que Martin Eicher voulait exprimer à l’époque (…) est aussi notre folklore
«Chaque société a sa propre musique populaire, expose Lurker Grand. En Suisse, c’est le yodel. Mais on s’en foutait, nous, du yodel ! Il y avait même un groupe de punk, à Genève, qui s’appelait The Yodler Killers, ils montaient sur scène avec des vêtements traditionnels… Aujourd’hui, Grauzone est devenu la musique populaire suisse. Ce que Martin Eicher voulait exprimer à l’époque – ce que nous voulions exprimer aux autres, à la société – est aujourd’hui connecté à un langage international, et c’est aussi notre folklore.» Cela valait bien une réédition en bonne et due forme.
Si Stephan Eicher est devenu, en solo, une star dans le monde de la chanson francophone, son frère, lui, n’a pratiquement plus fait de musique depuis quarante ans. Marco Repetto est devenu un DJ et producteur de musique electro influent, et est toujours basé à Berne. Grauzone est resté une matrice pour eux, ainsi que pour les autres membres qui ont transité dans le groupe. Et avec le temps, le groupe a étendu son prestige. «Il y a un festival qui s’appelle Grauzone (NDLR : festival « underground » interdisciplinaire fondé en 2013, d’abord basé à Amsterdam, et désormais à La Haye, aux Pays-Bas), dit Lurker Grand. Ils m’ont approché deux ou trois fois pour savoir si Grauzone pourrait jouer au festival qui a repris leur nom. Ce serait génial ! Cela dit, je ne crois pas que ça arrivera… On ne sait jamais, mais je crois que ce serait une erreur qu’ils jouent ensemble à nouveau.» Quant à Stephan Armleder, il reconnaît que la ressortie de Grauzone lui a donné quelques idées : «Stephan (Eicher) a d’autres enregistrements de cette époque, sortis sur cassette et limités à 100 exemplaires. Il les a quelque part, mais ne les a pas encore retrouvés. Ce sont des enregistrements solo de lui, à l’époque de Grauzone, dont des morceaux de Grauzone qu’il a repris seul. Mais ça, ça n’est vraiment pas pour tout de suite.» De quoi entretenir la légende encore un petit moment…
Valentin Maniglia