Il amène son album Shades of Blue sur la scène des Rotondes ce vendredi soir : Fabrizio Rat est pianiste, producteur de techno et expérimentateur hors pair. Portrait d’un savant fou de la musique.
Fabrizio Rat n’est pas du genre à vouloir faire comme les autres. Si cela avait été le cas, le Turinois d’origine aurait quitté son Italie natale pour Berlin, capitale mondiale de la musique électronique. Mais c’est à Paris qu’il a décidé de poser ses valises, vers le milieu des années 2000, où il vit et travaille toujours aujourd’hui. Côté musique, il en va de même pour le pianiste de formation. Par téléphone depuis son studio parisien, il raconte : «Mon parcours a très vite mélangé plein de choses différentes. J’ai commencé à jouer du piano très jeune, dès l’âge de 4 ans.» Et malgré des études musicales «traditionnelles», «je faisais déjà de la production techno à l’adolescence : je travaillais avec des samplers, des synthétiseurs, et je bossais aussi dans des studios de techno». Celui qui s’est fait connaître en 2016 avec l’EP La Machina rêve depuis bien longtemps à célébrer l’union du classique et de la techno dans une démarche personnelle. L’album Shades of Blue, publié en février 2020, résulte de ce travail depuis longtemps en construction, et casse radicalement avec la techno hybride qu’il aime à explorer, avec des ambiances hypnotiques qui se passent de rythmiques appuyées.
«Plutôt qu’un virage, (Shades of Blue) est un détour, une envie d’élargir la palette musicale de mon projet solo»
Avec Shades of Blue, il a voulu «aller ailleurs», dans la quête de «retrouver cette sensation hypnotique, très importante dans mon projet techno, dans un contexte musical différent». Pas étonnant, dès lors, que ce troisième LP se présente sous la forme d’un album-concept sur le thème du bleu, une couleur qui le transporte immédiatement vers d’autres lieux. «Le bleu, pour moi, est très lié à la mer», une sorte de paradis expérimental loin de Paris, loin de Turin. «Ce qui m’a toujours frappé, sous la mer, c’est la façon dont le bleu peut se transformer selon la différence de lumière : il peut aller plus vers le vert, vers des tonalités plus froides, plus claires… Ce contraste entre similarité et variation, présent dans les différentes tonalités de bleu, c’est un truc que j’ai essayé de faire dans la composition de l’album.» Fabrizio Rat parle de «mélodies qui ont le même ADN mais qui se transforment à chaque morceau».
L’ingrédient secret qui enclenche le fameux processus de transformation, c’est le piano préparé du musicien : une technique de modification des sons du piano en insérant des objets dans ses cordes et sa caisse. «Le piano préparé, je l’utilise depuis plusieurs années, indique Fabrizio Rat. Il est aussi au centre de mon « live » techno, où je le mélange à des machines.» Non content d’en avoir fait le fondement de son projet solo, il a donc élargi son utilisation à cette sorte d’«antitechno» qui caractérise l’album Shades of Blue. Ce n’est pas une surprise si l’instrument est lié à des compositeurs à qui renvoient, d’une manière ou d’une autre, ses compositions, de John Cage à Aphex Twin, en passant par les Italiens du Gruppo di Improvvisazione Nuova Consonanza (dont faisait partie Ennio Morricone).
Mais Fabrizio Rat se refuse aux influences et revendique sa relation personnelle, intime, avec le piano préparé. D’ailleurs, ses accointances avec l’instrument sont arrivées à un moment où il était «fatigué du piano» classique et explique qu’elles viennent, elles aussi, d’ailleurs : «J’ai commencé à explorer le piano préparé quand j’ai vu le contrebassiste italien Stefano Scodanibbio jouer en live son disque Voyage That Never Ends (1998), qui est un travail incroyable sur les harmonies et les combinaisons. On avait l’impression d’entendre tout un orchestre alors qu’il était seul sur scène, sans même un micro.» C’est le déclic : Fabrizio Rat veut «trouver une approche similaire» avec son instrument, et cherche ainsi à «imiter certains aspects de la musique électronique – des effets de synthétiseurs ou de « sound design » – sur le piano». Et c’est à Paris qu’il s’adonne à la recherche de son nouvel Éden musical, notamment avec le groupe Cabaret Contemporain, «qui a pour idée de faire de la musique électronique avec des instruments acoustiques» et dans lequel il joue toujours, puis avec son projet solo. «Tout ce que j’ai fait dans le passé est revenu à moi, et si j’ai longtemps séparé tous ces éléments, aujourd’hui, j’essaie plutôt de les unifier.»
«Avec Kaspar, on peut vraiment dialoguer, comme si la vidéo était un autre instrument.»
Ce vendredi soir, aux Rotondes, Fabrizio Rat amènera Shades of Blue sur scène à l’intérieur d’un concept qu’il a conçu avec le vidéaste Kaspar Ravel, qui a fait sa spécialité du «glitch art» (l’esthétisation des bugs numériques). «Quand j’ai rencontré Kaspar, j’ai tout de suite vu le lien entre mon travail et ce que lui faisait.» À l’aide d’une webcam et de ses mains, l’artiste «transforme tout ce que la caméra peint, comme si les formes étaient immergées dans une sorte d’eau virtuelle», raconte le compositeur. Puis les deux poussent le concept plus loin, en faisant interagir, dans un angle mort, la musique et la vidéo. «L’idée était de créer quelque chose qui soit toujours en changement, avec laquelle on peut improviser. Sur scène, j’ai mes morceaux, mais j’improvise aussi beaucoup. Avec Kaspar, on peut vraiment dialoguer, comme si la vidéo était un autre instrument.»
Les Rotondes seront la deuxième salle à accueillir le spectacle après La Dynamo, à Pantin, aux portes de Paris, en octobre dernier, et avant d’attendre, à nouveau, la confirmation de nouvelles dates. Si la crise sanitaire, qui a démarré dans les semaines qui ont suivi la sortie de Shades of Blue, a permis à Fabrizio Rat et Kaspar Ravel d’élaborer ce «live», elle les a empêchés de le présenter au public. «Je ne crois pas qu’il faille attendre que tout revienne à la normalité, assure le musicien, qui imaginait déjà l’idée d’un concert audiovisuel assis avant le Covid-19. On doit essayer d’expérimenter avec ce qu’on peut faire là. On n’a jamais rien à perdre à essayer des choses, expérimenter de nouvelles formes.» Il reconnaît que la techno, genre énergique et dansant par excellence, s’y prête moins, mais rappelle que son dernier album «est un tout autre format que la techno». «Cela dit, conclut Fabrizio Rat, on oublie la dimension hypnotique d’artistes comme Mike Parker, qui font partie d’une vague de techno qui n’est peut-être pas très à la mode. Il y aurait moyen de faire des choses très intéressantes avec eux, plutôt autour de l’hypnose que de la danse, mais ce serait très beau. Encore que pour ça, il faudrait déjà rouvrir les salles…»
Valentin Maniglia
Fabrizio Rat et Kaspar Ravel,
«Shades of Blue Live»,
ce vendredi 16 avril à 20 h 30. Rotondes – Luxembourg.
Magnétique et magnifique
Non, Fabrizio Rat n’abandonne pas la techno et ses machines classiques. Dans Shades of Blue, elles sont toutes là, de l’éternel SH-101 à la fameuse boîte à rythmes TR-909. Il n’abandonne pas non plus son instrument de prédilection, le piano. Mais c’est dans leur utilisation inhabituelle qu’il crée une nouvelle zone d’exploration, un terrain dans lequel il joue sur les nuances, déconstruit les rythmes et élargit sa palette expérimentale.
Placé sous le signe de la couleur bleue, l’album est comme une nage sous-marine de cinquante minutes que l’on effectue avec une bonbonne d’oxygène qui ne tarit jamais. Dès le plongeon (Indigo), Fabrizio Rat pose les bases d’une aventure hypnotique et cérébrale qui fait la part belle à la répétition de cycles de notes et aux synthétiseurs modulaires. Tout au long des douze titres, le compositeur déroule ses harmonies qu’il sublime volontiers avec sa technique et en y apportant des touches d’electronica, d’ambient et d’acid, selon l’humeur et l’ambiance.
Sur Sapphire, Ice et Turquoise, il construit une quiétude tantôt apaisante, tantôt enivrante; à l’inverse, les nappes de Electric et Azure pervertissent l’atmosphère «rave» des mélodies, tout comme Cobalt et ses rythmiques déphasées. Le piano, dispersé, est aussi pertinent quand il est à l’origine de motifs aquatiques (Ultramarine) que lorsqu’il repose sur une seule note, hypnotique (Powder). Le voyage, magnétique et magnifique, s’achève avec Midnight, long crescendo-decrescendo de nappes modulées qui en font le titre le plus expérimental de l’album. Et Fabrizio Rat de revenir à la techno avec un nouvel EP dansant et délicieusement «old school», Move, qui sortira lundi.
V. M.