Après avoir redessiné les contours du rap mondial, De La Soul revient avec Cabin in the Sky, un disque qui ne nous rajeunit pas, mais qui nous réjouit.
Hip-hop bariolé
À la fin des années 1980, pendant que le rap rugit, bombe le torse et grince des dents, que la côte Est martèle ses slogans politiques au rythme martial de Public Enemy et que la côte Ouest dégaine les chroniques brutales de N.W.A. comme des polaroïds d’un quotidien tendu, un trio venu de Long Island sème des graines de marguerites dans le bitume. De La Soul.
Trois gamins d’Amityville – Kelvin Mercer (Posdnuos), David Jolicoeur (Trugoy the Dove) et Vincent Mason (Maseo) – débarquent avec un style déroutant et joyeux, comme un rayon de soleil oblique dans un ciel de smog. Jusqu’alors musclé, sombre, le rap voit arriver une brise légère, un vent d’humanité douce qui sent les vinyles usés et l’école buissonnière.
Sous la houlette de Prince Paul, sorcier du sample et membre de Stetsasonic, ils fabriquent un monde parallèle. Le «D.A.I.S.Y. Age» – pour «Da Inner Sound Y’all» – naît comme une fleur au milieu du béton, une déclaration de paix à la face du bling-bling. Pas de chaînes en or, pas de regards énervés, encore moins de menace dans la voix, mais des pantalons de darons, des motifs psychés, des coupes de cheveux improbables et un ton décalé quasi dada.
Leur premier album, 3 Feet High and Rising (1989), affiche une pochette fluo couverte de fleurs. De La Soul fait partie de la constellation Native Tongues, aux côtés des Jungle Brothers, d’A Tribe Called Quest, de Queen Latifah ou de Black Sheep; ils partagent un ADN fait d’afrocentrisme, de spiritualité.
Mais De La Soul, c’est aussi une langue inventée entre eux, des codes gestuels, une esthétique de cour de récré et un refus donc de se conformer au «cool» incarné par la racaille du côté du rock comme du côté du rap. Ils sont surnommés les «hippies du hip-hop», ils rigolent, mais ils remettent ensuite les pendules à l’heure. C’est du rap, c’est du jazz, c’est du funk, c’est du psychédélisme, c’est de la soul. C’est De La Soul.
Le Sgt. Pepper du rap ?
Il y a des albums qui déboulent comme des ovnis, sans que le terme soit usurpé, et qui, au lieu de s’écraser, finissent par redessiner le ciel. 3 Feet High and Rising, c’est ça : vingt-quatre morceaux, trois cerveaux branchés en parallèle, une frénésie de samples cintrés, des interludes surréalistes et des pistes qui pétillent comme des bulles de soda au sirop de Parliament, de Hall & Oates ou de Schoolhouse Rock.
Un jeu télévisé qui s’ouvre sur une devinette absurde («Combien de fibres dans un biscuit Weetabix?»), des sketchs simulant des orgies sur fond de Barry White et des extraits de cours de français. De La Soul pose alors les fondations d’un rap psychédélique, pop et mutant. On entre dans leur monde comme on pousserait une porte dérobée dans un vieux studio de cartoons.
Sous les blagues, il y a des idées à foison. Me, Myself and I, avec son riff entêtant, est une ode au refus de l’étiquette. Un clip moqueur, des looks funk outranciers imposés par un prof caricatural, et le trio qui finit par tout envoyer valser – ils ne seront ni des gangsters en toc ni des clowns de salon. Sur Say No Go, ils fustigent le crack là où Ghetto Thang dresse un tableau des bas-fonds urbains, grossesse précoce incluse.
Et quand Posdnuos raconte des fables d’animaux bizarres sur Tread Water, c’est pour dire, en creux : continue de nager, même quand tout t’invite à couler. Ils brassent large.
Les doubles lectures abondent, comme dans The Magic Number – soit trois, chiffre mystique, chiffre du trio et chiffre de la création – une chanson qui devient tube, générique, mème, madeleine, jusqu’à resurgir dans les aventures de Spider-Man, trente-cinq ans plus tard. De La Soul réussit le tour de force de plaire aux néophytes comme aux fans de rap et de tracer un chemin entre le club et la salle de classe – la grande classe.
Héritage planétaire
Il y a des groupes qui influencent, et puis il y a ceux qui ouvrent des portails. De La Soul fait partie des deux catégories. Dès le début des années 1990, leur ADN infuse la scène : Arrested Development surfe sur la vibe pacifique et funky; Black Star (Mos Def et Talib Kweli) reprend le flambeau jazzy «conscient», héritant même d’un parrainage symbolique sur Stakes Is High; plus au sud, OutKast, alias Big Boi et André 3000, s’approprie cette liberté de ton pour bâtir des épopées psyché-funk à la sauce Atlanta. Tous, chacun à leur manière, prolongent la ligne claire, l’inventivité et la bienveillance made in De La Soul.
Plus largement, leur influence se glisse dans les disques, les clips, les fringues, les playlists. Kanye West puise chez eux le goût des samples inattendus, des «skits» narratifs, de l’introspection arty; Pharrell hérite de leur élégance excentrique; Chance the Rapper de leur feel-good contagieux; même Missy Elliott, avec ses clips en Technicolor, ou Busta Rhymes, en version cartoon hardcore, leur doivent un clin d’œil visuel.
Ils ont repeint le rap aux couleurs de l’arc-en-ciel. Exit le noir-blanc-gris des années 1980; leurs teintes éclatent. Fleurs, motifs africains, keffiehs pop, références tribales et rétrofuturisme, sachant que l’ivresse intergalactique est à la source du rap, ce funk robotique, avec des entités telles que Jonzun Crew ou The Egyptian Lover, représentants de ce qui s’appelait alors… «electro»!
En France aussi, l’écho est palpable : MC Solaar, dans ses phases jazz-rap, ou un peu plus tard, Hocus Pocus; idem pour Oxmo Puccino au milieu des années 2000, période Lipopette Bar.
Même les arts visuels s’y mettent. Les collages sonores de De La Soul renvoient aux cut-ups des surréalistes, aux sérigraphies de Warhol, aux expérimentations pop du MoMA – où, au passage, la pochette de 3 Feet High and Rising trône aujourd’hui.
Et leur musique continue de vivre un peu partout : dans les films, dans les pubs, sur TikTok ou dans les samples d’artistes qui n’étaient même pas nés en 1989.
La cabine dans le ciel
Trente-six ans et huit albums plus tard, De La Soul est toujours là, cabossé, mais debout. Depuis la disparition de Trugoy en 2023, le duo restant, Posdnuos et Maseo, poursuit. Cette même année, victoire symbolique : après des lustres de galères juridiques, leurs albums redeviennent accessibles.
3 Feet High and Rising renaît sur les plateformes, les playlists s’illuminent, les «zoomers» s’en emparent, les marguerites repoussent. Et là, fin novembre 2025, surprise céleste : Cabin in the Sky sort, comme une prière funky à la mémoire de Trugoy. Titre en hommage à une comédie musicale noire des années 1940, le concept tourne autour de l’au-delà, mais l’ambiance reste ensoleillée.
Le disque s’ouvre sur Giancarlo Esposito qui fait l’appel – Q-Tip? Nas? Slick Rick? Présents! – avant d’appeler Dave. Silence. Et puis la musique jaillit. Les titres déroulent un tapis de boom-bap, de funk «laid-back», de soul à cordes (Yuhdontstop), sinon accompagné d’une voix de soprano (Yummy Bingham sur le super Will Be) ou de scratches – pléonasme – «à l’ancienne».
Trugoy y revient, son timbre comme un écho fantôme, touchant, imparfait, précieux; il rappe encore, sur Good Health. On entend ses prises non finalisées dans The Package. Il n’y a pas de lissage ni d’autotune spectral. Les invités défilent (Q-Tip! Nas! Slick Rick!), les beats claquent (production de DJ Premier sur trois titres), les interludes déraillent, les pistes débordent, comme toujours, c’est ce qui est bon. Ni «old school» figé ni tentative désespérée de rester dans la course, juste du De La Soul, version 2025, et la chaleur de la générosité.
La dernière chanson, Cabin in the Sky, referme l’album sur une note douce-amère : adieu à Dave. Le charme est toujours là, sauf que cette fois-ci, il a le parfum de la nostalgie. Et si le «D.A.I.S.Y. Age» n’était pas mort, mais qu’il avait grandi ? De La Soul montre en tout cas que le rap peut vieillir en devenant sage, sans arrêter d’être fun.