Accueil | Culture | Musique de film : où sont les femmes?

Musique de film : où sont les femmes?


La compositrice islandaise Hildur Gudnadóttir a été la troisième et dernière femme à recevoir l’Oscar de la meilleure musique de film. C’était en 2020, pour Joker.

Face au manque de représentation des compositrices de musique de film, un podcast et un rendez-vous mensuel à Paris les mettent à l’honneur.

On connaît John Williams, mais qui peut citer une compositrice de musique de film?» : Flore Benguigui, chanteuse du groupe L’Impératrice, décline son podcast Cherchez la femme en soirées pour sortir de l’ombre les oubliées de l’industrie musicale. «Le milieu du cinéma n’est pas le plus inclusif, c’est catastrophique pour les compositrices de musique de film», affirme l’artiste. Avec cette thématique, la chanteuse a inauguré à la fin de la semaine dernière Cherchez la femme en version publique, avec tables rondes, miniconcerts de musiciennes, DJ sets 100 % féminins et dégustation de vin de vigneronnes.

Ce rendez-vous mensuel à Paris est le prolongement logique de son podcast diffusé tous les mois sur le média en ligne Tsugi Radio. Flore Benguigui entend ainsi créer du réseau pour les professionnelles de la musique. Le manque de représentation des compositrices de musique de film a été abordé avec trois d’entre elles : Uèle Lamore, Anne-Sophie Versnaeyen et Julie Roué. «Entre 2012 et 2021, la musique originale de 37 projets soutenus par le CNC est strictement composée par des femmes, soit 6,7 % de l’ensemble des projets aidés», selon un rapport du Centre national du cinéma et de l’image animée de 2022.

Choisir son double

«Les hommes sont assez forts pour se fédérer» constate Anne-Sophie Versnaeyen, qui trouve cependant des exceptions, comme avec Nicolas Bedos, pour qui elle a composé trois bandes originales, dont celles de La Belle Époque (2019) et du plus récent Mascarade (2022). «Les hommes choisissent leurs doubles, pour les compositrices, il y a aussi une identification plus évidente avec les réalisatrices», nuance Julie Roué, compositrice de la musique d’Une femme du monde, réalisé par Cécile Ducrocq avec Laure Calamy. Le CNC recensait 30,6 % de films réalisés ou coréalisés par des femmes en 2021. «Nous, les femmes, n’avons pas eu cet apprentissage des mecs qui disent : « Je veux mon nom sur le générique »», déplore Uèle Lamore, qui a signé la B. O. du film d’Aïssa Maïga Marcher sur l’eau (2021).

«Ces petits tabous»

L’invisibilisation des compositrices de musique de film est en effet «le nœud du problème», martèle Flore Benguigui. Dans son podcast, elle a sorti des limbes Angela Morley, femme trans (née Walter «Wally» Stott), restée dans l’ombre de John Williams en tant qu’orchestratrice, c’est-à-dire compositrice en second, pour plusieurs succès mondiaux tels que les deux premiers volets de la saga Star Wars, E. T. (Steven Spielberg, 1982), Superman (Richard Donner, 1978) ou Schindler’s List (Steven Spielberg, 1993). Elle a été la première compositrice nommée pour un Oscar (meilleure chanson originale) en 1977, lors de la 50e cérémonie. Flore Benguigui cite encore Shirley Walker, dont le travail sur le Batman (1989) de Tim Burton est relégué au second plan derrière celui de Danny Elfman.

Pour entrer sous les projecteurs, Uèle Lamore prône l’instauration de «quotas» liés à l’attribution de subventions. Julie Roué agit au sein de Troisième Autrice, un groupe Facebook devenu une association de compositrices de musique à l’image, qui organise des tables rondes sur des «sujets comme la maternité, l’argent, les contrats, ces petits tabous pour les femmes».

Le but est «d’armer les jeunes compositrices» de musique de film «pour qu’elles gagnent du temps». «Dans les festivals, quand je suis interviewée par les journalistes, la question « Qu’est-ce que ça fait d’être une femme ici? » prend la place d’une autre question, alors que j’aurais pu parler de mon travail», illustre-t-elle.

Les compositrices à connaître

WENDY CARLOS (née en 1939), femme trans, a été une pionnière de la musique électronique, enregistrant notamment des œuvres de Bach au synthétiseur modulaire Moog, instrument qu’elle a contribué à développer. C’est sur ce même synthétiseur qu’elle reprendra, pour Stanley Kubrick, des œuvres de Beethoven, Purcell ou Berlioz, avec l’aide d’une autre compositrice, Rachel Elkind.

Principaux films : A Clockwork Orange (Stanley Kubrick, 1971); The Shining (Stanley Kubrick, 1980); Tron (Steven Lisberger, 1982).

JOANNA BRUDZOWICZ (1943-2021) a été le double musical d’Agnès Varda, avec qui elle a formé un tandem important. La compositrice polonaise a notamment su mettre en valeur la voix de la cinéaste, très présente dans son travail documentaire, en déconstruisant les mots et en laissant y entrer la musique, soulignant un double effet poétique.

Principaux films : Sans toit ni loi (Agnès Varda, 1985), Jacquot de Nantes (Agnès Varda, 1991), Les Glaneurs et la glaneuse (Agnès Varda, 2000).

ANNE DUDLEY (née en 1956) s’est imposée, en parallèle de sa carrière dans la musique pop et électronique – collaborant avec Wham!, Paul McCartney, Elton John ou encore Annie Lennox –, comme l’une des compositrices majeures de la musique de film. La Britannique a gagné l’Oscar de la meilleure musique en 1998 pour la comédie The Full Monty.

Principaux films : The Crying Game (Neil Jordan, 1992); The Full Monty (Peter Cattaneo, 1996); Benedetta (Paul Verhoeven, 2021).

JOCELYN POOK (née en 1960) a prêté ses talents de violoniste à Peter Gabriel, PJ Harvey ou Laurie Anderson avant que Stanley Kubrick ne lui confie sa première musique de film, celle d’Eyes Wide Shut, dernier long métrage du cinéaste. Bien qu’elle ait formé son quartette de musique de chambre, elle se dédie depuis presque entièrement à la musique à l’image et pour la scène (danse, théâtre, cirque).

Principaux films : Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick, 1999); The Merchant of Venice (Michael Radford, 2004); Augustine (Alice Winocour, 2012).

RACHEL PORTMAN (née en 1960) a été la première femme lauréate d’un Oscar de la meilleure musique de film pour Emma (Douglas McGrath, 1996), adapté du roman de Jane Austen. Avec près d’une centaine de bandes originales composées depuis les années 1980, elle est l’un des noms incontournables de la musique de film et reste, avec trois nominations, la compositrice la plus nommée aux Oscars.

Prinxipaux films : Benny & Joon (Jeremiah S. Chechik, 1991); Chocolat (Lasse Hallström, 2000); Oliver Twist (Roman Polanski, 2005).

TAMAR-KALI, originaire de Brooklyn, a été l’une des figures de proue du mouvement Afropunk à la fin des années 1990. Collaboratrice attitrée de la cinéaste engagée Dee Rees, qui lui a offert sa première musique de film, Tamar-kali se démarque par ses compositions mélancoliques. Elle compose presque uniquement pour des femmes cinéastes.

Principaux films : Mudbound (Dee Rees, 2017), Shirley (Josephine Decker, 2020), The Last Thing He Wanted (Dee Rees, 2020).

HILDUR GUDNADÓTTIR (née en 1982), collaboratrice régulière de Jóhann Jóhannsson, a pris la suite de celui-ci après sa mort, en 2018, pour la musique du second volet de Sicario. Révélée avec la série Chernobyl (2018), pour laquelle elle a composé une B. O. uniquement faite de bruits enregistrés dans une centrale nucléaire, l’Islandaise s’est imposée comme la compositrice incontournable du moment grâce à Joker, autre «soundtrack» dans lequel elle combine composition classique et approche expérimentale.

Principaux films : Sicario : Day of the Soldado (Stefano Sollima, 2018); Joker (Todd Phillips, 2019); Tár (Todd Field, 2022).

MICA LEVI (née en 1987), malgré sa formation classique, a d’abord gravité dans le milieu du rock indépendant londonien. Son travail très expérimental a néanmoins attiré le cinéaste Jonathan Glazer, qui lui a confié la musique du film de science-fiction Under the Skin. Elle poursuit en parallèle une carrière dans la pop, en solo et en groupe.

Principaux films : Under the Skin (Jonathan Glazer, 2013); Jackie (Pablo Larraín, 2016); Monos (Alejandro Landes, 2019).