C’est Karma, jeune Luxembourgeoise de 18 ans, poursuit sa croissance accélérée avec un second EP sur lequel elle succombe aux appels de la pop sans renier pour autant ses combats de cœur. Entretien.
Avec elle, tout va vite. Très vite. Guitare à la main, dès 2018, elle se retrouve pour son troisième concert en première partie de Milky Chance, est célébrée au festival Screaming Fields et, dans la foulée, obtient le titre de «meilleur espoir féminin» aux Luxembourg Music Awards, premiers du nom. Loin de se reposer sur cette consécration spontanée, la jeune compositrice, à la voix délicatement éraillée, poursuit sa mue. Ainsi, après un premier EP (Yellow, 2019), elle enchaîne avec Farbfilm, sorti il y a une semaine, soit cinq titres qui oublient le folk pour se tourner vers une pop alternative, défendue par des modèles comme Charli XCX, CocoRosie, Soko, Sophie… Militante pour l’environnement et les droits des femmes, inspirée par ses origines italo-portugaises, C’est Karma reste politiquement et socialement engagée, comme en témoigne son blog, créé en juin, et des chansons qui cherchent le débat. Confidences.
Farbfilm est né durant le confinement. Vous sentiez-vous inspirée durant cette période ?
C’est Karma : Non, je n’avais aucune inspiration. C’était terrible ! C’est seulement à partir de la commande de la radio 100,7 (NDLR : le projet Schlofzëmmerbléck invitait une dizaine d’artistes du Luxembourg à créer une chanson) que ça s’est débloqué. Disons qu’on m’a forcé la main. Tant mieux ! (elle rit)
Pourquoi ce blocage ?
Pour composer, je me suis toujours inspirée de ce que je vis, des gens que je rencontre, de mes balades, de mes interactions… Mais avec le confinement, tout s’est arrêté brutalement. Mon univers s’est alors limité à ma chambre et mon ordinateur. Difficile, pour moi, d’être inspirée dans de telles conditions…
Ce second EP, toujours en raison de l’épidémie, a-t-il été difficile à finaliser ?
Oui, clairement. J’avais trois chansons terminées en juin. J’ai pu alors facilement, vu que les frontières étaient ouvertes, me rendre à Hambourg chez mes producteurs (re:dasein). Mais pour les deux dernières, en septembre, un nouveau voyage en Allemagne m’aurait obligée à être en quarantaine une quinzaine de jours. L’album s’est donc finalisé à distance, en vidéoconférence… Bon, franchement, c’est moins sympathique, mais c’est comme ça. On s’adapte!
D’ailleurs, comment avez-vous célébré sa sortie, vu que tous les concerts sont annulés ?
Pour la sortie de mon précédent EP, on a fait la fête pendant presque une semaine! Et là, plus rien… Avec mon compagnon et ma mère, on a tout de même mangé des pizzas et un gros morceau de gâteau, le tout avec quelques verres de vin. Ça aurait été triste de ne pas marquer le coup. Ce sont de petits gestes qui comptent.
Ces cinq nouvelles chansons marquent une évolution sensible dans votre style musical. La guitare, en mode folk, a pris du retrait, et c’est l’electro-pop qui s’affirme ici. Pourquoi cette orientation ?
Elle s’est affirmée avec ma propre évolution. Il y a deux ans, j’écoutais encore beaucoup de folk, des trucs tranquilles, genre « guitare-voix ». Je me suis toujours rebellée contre la pop, surtout contre son aspect conformiste, mainstream, trop facile. Disons qu’aujourd’hui je suis moins vindicative, moins rebelle peut-être. J’aime toujours ce qui est alternatif, mais j’ai appris à apprécier la pop comme l’électronique. Une orientation qui est aussi due à re:dasein, chez qui j’ai trouvé du soutien, des conseils, des références communes. Pour un tel bond en avant, c’est important de se sentir appuyée.
Finalement, vos origines punk, que vous défendez, votre colère, vous la mettez au service d’une écriture qui se veut engagée, militante…
Oui, tout à fait. Le punk m’a toujours poussée à m’engager politiquement dans la musique. Et comme je n’ai jamais pris de cours de musique – en dehors du violon, très jeune – je me sens proche de ce mouvement, dont le message pourrait être le suivant : fais ce que tu as envie de faire !
Ainsi, sur votre dernier single, Industrial Salt, sorti début novembre, vous racontez la douleur et les sacrifices de la migration portugaise, qu’a connus votre famille…
Ma famille a quitté le Portugal pour trouver refuge au Luxembourg. Célébrer ses racines, l’histoire de son pays, c’est important! J’ai voulu aussi souligner un point que je trouve très bizarre : durant toute ma scolarité, à aucun moment n’est évoquée la dictature d’Antonio Salazar, alors qu’elle est une cause directe de cette migration. Le fascisme, le manque de travail, la peur… tout cela explique l’exode et une partie de la construction du Grand-Duché. Pourquoi reste-t-on muet vis à vis de cette histoire ? Je ne le sais pas.
Je suis une féministe convaincue, et fière de l’être !
Autre sujet qui vous tient à cœur : la condition des femmes. Vous avez même signé un morceau pour la journée internationale des Droits des femmes (Girls), et sur votre blog, vous dites « soyez bruyantes, les filles! ». Se faire le relais de cette cause, est-ce nécessaire pour vous ?
Je suis une féministe convaincue, et fière de l’être ! Malgré les récents mouvements, le mot « féministe » a pris une tournure un peu amère. Lutter pour ses droits en tant que femme est, il me semble, toujours méprisé aujourd’hui. D’où cette nécessité d’en parler. C’est ma responsabilité, en tant qu’artiste, de rappeler cette oppression dont on est victime quotidiennement. C’est une discussion que je recherche activement, aussi bien en musique qu’à l’école, avec mes ami(e)s.
Vous considérez-vous comme une musicienne « activiste » ?
Oui. Quand j’ai commencé à faire de la musique, je ne me suis jamais retenue de parler de sujets politiques. C’est dommage d’avoir une scène à soi et de ne pas s’en servir pour évoquer des thèmes importants qui nous concernent tous. Parler juste d’amour, c’est un peu banal…
Quels sont vos modèles féminins, musicalement parlant ?
Dès que je le peux, je cite Björk (elle rit) ! C’est une artiste totale et une femme forte. Musicalement aussi, elle surprend, poussant les expérimentations à un niveau rare dans la culture populaire. Cette année, je me suis ouverte à d’autres, comme Sophie, Charli XCX, Lorde… qui poussent également, à leur manière, la pop dans ses retranchements. C’est un mouvement qui m’intéresse.
Au Luxembourg, en tant que musicienne, est-il arrivé que l’on vous prenne moins au sérieux que vos homologues masculins ?
Jamais de manière extrême, frontale, mais par de petits gestes, des sous-entendus, oui. Par exemple, avant un concert, quand je fais mes balances et qu’il y a un problème, les techniciens, majoritairement des hommes, pensent que je ne maîtrise pas mon instrument, alors que le souci vient souvent d’eux ! J’aimerais savoir s’ils réagiraient de la même manière avec un mec en face…
Dans votre école, vous appuyez aussi l’organisation des manifestations pour le climat…
Pour ma génération, la question du climat n’est plus facultative, mais existentielle. On est arrivé à un point où il devient vital de changer les choses. C’est un sujet que l’on ne doit pas oublier dans le discours public. J’en fais donc écho, comme dans la chanson Paikea.
Est-ce que la scène vous manque ?
Beaucoup! Elle manque à tout le monde aux artistes, au public… J’espère que l’on pourra y remonter bientôt! Pour exister, on a un besoin d’un auditoire. Le mien est aujourd’hui réduit à des commentaires sur Facebook ou Instragram! C’est sympa, mais ça ne remplacera jamais l’énergie d’un live, les applaudissements, les discussions autour d’un verre…
Lorsque vous retrouverez cette scène, faut-il s’attendre à découvrir une autre C’est Karma, transformée, sans son habituelle guitare acoustique ?
Certainement. Je travaille actuellement dans ce sens, pour dévoiler, espérons-le cet été, une nouvelle configuration. Quelque chose de plus étoffé, avec des synthétiseurs, de la guitare électrique et d’autres choses…
Quand on se nomme C’est Karma, se réincarner, c’est finalement dans l’ordre des choses, non ?
(Elle rit) Oui, ça fait partie de mon identité. Et les possibilités sont infinies !
Entretien avec Gregory Cimatti