On les connaissait ensemble, mais ils sont un couple libre. Avec leurs albums solo OSO et Hat Trick, on redécouvre Caballero et JeanJass comme on ne les a jamais entendus. Itinéraires de deux (grands) enfants gâtés.
En 2003, OutKast pulvérisait les records avec son double album concept Speakerboxxx/The Love Below, ou deux albums solo réunis en un seul. En tête des ventes aux États-Unis dès sa sortie, il est certifié disque de diamant, empoche deux Grammy Awards (dont celui du meilleur album de l’année) et laisse derrière lui un classique (Hey Ya!). Au même moment, dans la lointaine Belgique, Artur Caballero attend tous les jours la fin des cours pour traîner avec ses potes sur le parvis de l’église jouxtant son collège bruxellois. À une soixantaine de kilomètres de la capitale, à Charleroi, Jassim Ramdani, lui, partage son énergie entre ses deux passions, le foot et la musique. Ils ont tous deux quinze ans : c’est l’époque des premiers textes, des premiers joints, un temps où la Belgique était encore largement raillée par les Français et où le hip-hop était considéré comme un danger pour la jeunesse.
Dix-huit ans plus tard, Caballero et JeanJass sont devenus un duo indissociable. Ensemble, avec trois albums et une mixtape, ils ont brillé dès la moitié des années 2010 en contribuant à faire grandir le rap belge, à l’instar de leurs potes Damso, Isha, Hamza, Roméo Elvis, L’Or du Commun, Le 77 ou Zwangere Guy. Et reprennent aujourd’hui leur chemin en solo, ou presque. Avec OSO/Hat Trick, ils libèrent leur énergie et déploient leurs personnalités en la jouant OutKast, avec un double disque qui cache deux albums solo. Pourtant, si l’on remonte à l’époque du collège, le duo d’Atlanta ne fait pas forcément partie de leurs références, eux qui ont plutôt un faible pour le rap new-yorkais. C’est aux maîtres «gangsta» de la côte Est qu’ils se biberonnent : 50 Cent, Nas, Mobb Deep, Wu-Tang Clan, DMX… Le rap français aussi, bien sûr, avec qui ils partagent ce point commun, outre la langue, d’être un duo explosif : Akhenaton et Shurik’n (IAM), JoeyStarr et Kool Shen (NTM), Booba et Ali (Lunatic), tous ont défini le rap à leur manière, avec l’objectif commun de «tout niquer», partagé par deux personnalités bien trempées.
Spécialistes de l’«ego trip»
Ils se sont rencontrés en 2011, dans les locaux de la radio libre bruxelloise Radio Panik. «Le coup de foudre», diront-ils plus tard. Pourtant, il faudra attendre quelques années encore avant qu’ils n’officialisent leur union. Et continuent de renforcer leurs liens tout en sortant des projets dans leur coin. «Jass», qui est aussi producteur, en profite pour garder sous le coude quelques compositions qu’il refile à son nouveau meilleur pote, qui en fait bon usage, comme Profondeurs, en 2013, le premier morceau de Caballero et JeanJass.
Dès lors, les personnages se forment. On les associe volontiers à un duo rigolo, une sorte de Laurel et Hardy du rap. Mais si l’humour occupe effectivement une certaine place dans leurs textes, c’est parce qu’ils se font une spécialité de l’ego trip, qui consiste pour un rappeur à expliquer pourquoi et comment il est meilleur que les autres. Et l’incorporent à leur univers, dans lequel ils juxtaposent leurs sujets de prédilection (le cannabis, le foot, la gastronomie) à tous les thèmes favoris des rappeurs américains (les bijoux, les grosses voitures, les femmes), créant un décalage unique et savoureux.
Double Hélice (2016) marque aussi le début fracassant d’une trilogie qui ne va cesser de les voir évoluer. Tandis que le second volet (2017) choisit clairement le chemin du rap «mainstream», le troisième (2018) devient, par moments, carrément pop. Au diable les «rageux», eux assument leur évolution et revendiquent leurs ambitions, apparaissant sans complexe aux côtés de Bigflo et Oli ou Julien Doré, sans pour autant renier leur univers, continuant de creuser le décalage qui les définit si bien, ni même de bouder le plaisir d’un «featuring» avec «l’empereur du sale» Alkpote. Aujourd’hui, OSO et Hat Trick livrent une facette inédite de leur art, avec, pour Caballero, né à Barcelone, un album schizophrène, aux textes qui peuvent être tantôt cinglants, tantôt très personnels (dont un interlude en espagnol avec son père qui donne son titre à l’album), mais où le rappeur ne refuse jamais de s’amuser. JeanJass, lui, signe un album profond, personnel aussi (son featuring avec Akhenaton, l’une de ses idoles, en est le point d’orgue), mais qui se démarque par une richesse mélodique qui laisse pantois.
L’hydroponique dans le sang
La célébrité aidant, comme leurs modèles américains, Caballero et JeanJass s’exportent. Pas à l’étranger, mais dans d’autres domaines. «Caba» anime de temps en temps l’émission culinaire Check, sur YouTube, et les deux tiennent un concept ensemble, High & fines herbes, qu’ils présentent sur la chaîne Viceland, là où d’autres rappeurs américains et français (2Chainz, Action Bronson, JoeyStarr…) ont leur propre émission. Le concept est simple : faire de la cuisine avec un même ingrédient secret, celui qu’on trouve légalement dans les «coffee shops» d’Amsterdam. Bien sûr, pour ces grands amateurs d’hydroponique, le cannabis ne se consomme pas seulement dans les aliments, il se fume aussi pendant la cuisson, entre les prises… Ce qui vaudra sans surprise quelques querelles avec le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) français.
Mais l’herbe, pour eux, est un style de vie assumé. Refusant d’inciter qui que ce soit à en consommer, ils ne se privent toutefois pas de le montrer (beaucoup) et d’en parler (trop). La saison 3 de High & fines herbes, sortie l’année dernière sur YouTube, est une ode délirante à cette passion. Entre Loft Story, Fort Boyard et Top Chef, «Caba» et «JJ» s’enferment une semaine dans une villa en Espagne avec une équipe de rêve : Oxmo Puccino, Alkpote, le Roi Heenok ou encore leurs copains de longue date Senamo, Lomepal et Roméo Elvis, mais aussi une partie de la jeune garde du rap francophone, dont Luv Resval, Youv Dee ou les Suisses Slimka et Di-Meh. Les épreuves embrumées et les repas sous influence s’enchaînent, pour désigner, à l’issue des épreuves, le «Poumon d’or». Tout un programme.
Après la saison 3 de High & fines herbes, Caballero et JeanJass regroupent tous leurs invités (et bien d’autres encore) pour une «mixtape» du même nom. Une claque incroyable, placée sous le haut patronage du «gangster et gentleman» Roi Heenok, qui contient autant de hits (Demain, qui sert de générique aux épisodes, Un cadeau) que de pépites sous-estimées (Il fait beau, La Cause, Longue Journée). Une chose est claire : les cerveaux du duo belge ne sont jamais à court d’idées. Les pensées toujours tournées vers le futur, ils s’imaginent déjà la suite, sur les écrans ou les plateformes, ensemble ou séparément. Et il y a de quoi être impatient.
Valentin Maniglia
«Caba» et «JJ» en cinq temps forts
Freestyle Give Me 5 (2012)
Sous les combles d’un appartement bruxellois, le casting est en or et le feu couve. JeanJass déroule une instru de son cru, doucement jazz, rythmée par un motif de piano. C’est le véhicule qui fait le trajet Bruxelles-Paris, avec, côté belge, «Caba» et «JJ» complétant une équipe composée de James Deano, Rizla et Seyté; côté français, ce sont les deux MCs du groupe 1995 Nekfeu et Alpha Wann qui se prêtent au jeu. Rien que ça. Résultat : un freestyle historique où la bande de «découpeurs» distribue ses punchlines comme des claques dans un film de Terence Hill et Bud Spencer.
Profondeurs (2013)
Comme dans un vrai couple, Caballero et JeanJass se sont tournés autour pendant deux ans avant de se donner un premier «date» en studio. Quatre minutes pendant lesquelles la mort embrasse tendrement sur un sample cauchemardesque de Chick Corea. Tout est déjà là : les tournures de phrases qui font mouche, les punchlines aiguisées… Le monstre à deux têtes est en train de naître. La mixtape de Caballero Laisse-vous faire Vol. 1 renferme quelques pépites, comme l’incroyable Freestyle de la cigarette fumante, mais s’il ne devait rester qu’un seul son parmi les 26 titres, ce serait celui-là.
Double Hélice (2016)
Repeat est la démonstration de force qui ouvre le premier album de Caballero et JeanJass, réinventant l’ego trip avec la conscience d’être des «outsiders», ce qui rend leurs textes d’autant plus percutants. Ils ont sorti un disque, oui, c’est possible : avec Double Hélice, ils forgent leurs personnages de «kickeurs» ultrachauds et maîtres du fun, avec des phases devenues légendaires, des instrumentaux originaux et des refrains simples et efficaces. Et partent à la conquête du rap francophone en montrant à tous qu’ils sont, à l’image du «double J», «jeunes et jéniaux».
Bruxelles arrive (2016)
Étant originaire de Charleroi, JeanJass ne pouvait naturellement figurer sur ce morceau. Mais Bruxelles arrive offre à Caballero et Roméo Elvis leur premier tube, leur déclaration d’amour à «BXL» étant carrément devenue un hymne non officiel pour la capitale du plat pays, à l’instar du quasi simultané BruxellesVie de Damso ou, à une autre époque, la Bruxelles de Brel (1962). Le début de la «fame» pour Roméo, tandis que Caballero prouve que, seul ou à deux, et moins de deux mois après la sortie de l’album, il n’a pas débarqué dans le «rap game» pour poser du lino.
Grünt #33 (2018)
Il semblerait que JeanJass ait été après tout accepté comme faisant partie du paysage du rap bruxellois. Dans ce 33e Grünt (du nom du magazine français dédié à la culture hip-hop), Paris se délocalise au pays de Hergé en faisant main basse sur dix-huit des meilleurs rappeurs de sa capitale. La liste est longue, et pendant cinquante minutes, les récits s’enchaînent, soutenus, ponctués de bons mots. Encore une fois, Caballero et JeanJass prouvent qu’ils sont des monstres du freestyle. «Rapper comme moi c’est ce qu’ils veulent, mais est-ce qu’ils peuvent?»
V. M.