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[Musique] Blood Orange : les souvenirs ne meurent jamais


Il n'y a pas besoin d'attendre dix ans pour se rendre compte qu'Essex Honey est un chef-d'œuvre, mais il sera toujours un chef-d'œuvre dans dix ans. (Photo : vinca petersen)

Blood Orange revient avec Essex Honey, son disque le plus libre – et le plus beau. Une mosaïque de souvenirs où chaque titre semble ouvrir une nouvelle pièce de lui-même.

Lentement et sublimement

Devonté Hynes s’avance dans la musique de la même manière qu’un autre type traverserait une ville pendant que le soleil décline ou se lève en soupirant. Chaque coin révèle une strate ou un fantôme. Avant d’être le nom discret derrière Blood Orange, Hynes a été le guitariste nerveux de Test Icicles, groupe post-punk incandescent dissous en 2006, puis le doux orfèvre folk de Lightspeed Champion. Ces avatars successifs, pour Devonté, ce n’est pas qu’une question d’éclectisme m’as-tu-vu, ils esquissent plutôt une obsession pour les failles et les passages, et aussi pour la porosité entre les registres.

Avec Blood Orange, il n’a cessé de naviguer entre le groove moite du «new jack swing», la fragilité synthétique de la «bedroom pop», la ferveur du gospel et l’épure minimaliste de l’avant-garde new-yorkaise; quoi d’autre, du R’n’B, du jazz, de l’indie, de l’art rock? Tout ça, oui. Avec les voix de Ta-Nehisi Coates, Janet Mock, Kindness ou Ian Isiah, Freetown Sound (2016) et Negro Swan (2018) compilent des fragments urbains; il s’agit de jouer avec les sonorités de la ville, comme les sirènes en sourdine, des basses souples et des nappes qui s’étirent comme des ombres sur l’asphalte. La touche de «Blood» tient à cette manière qu’il a d’enchevêtrer les textures pour rendre audible aussi, à travers sa tambouille, la mélancolie «queer». S’il n’y avait qu’un morceau, un seul, à écouter? Augustine (2016), avec un refrain et un pont final – «Nontetha, we heard it all from you / Nontetha, we waited here for you» – aussi bouleversants que le (At Your Best) You Are Love de Frank Ocean sorti la même année.

Le succès tardif de Champagne Coast (2011) quatorze ans après, via la viralité tiktokienne, cristallise cette logique de latence : Hynes compose pour ces instants où le présent rattrape enfin la délicatesse de ses compositions. Dans le paysage actuel où, il faut le dire, c’est le prévisible qui prévaut, Hynes incarne une forme d’antispectacle; sa musique sonne profil bas, il ne sort pas la grosse artillerie, on respire. Est-ce que c’est de là que viendrait la fidélité de Solange, Mariah Carey, Kylie Minogue ou Caroline Polachek, avec qui il a collaboré? Peut-être qu’elles y trouvent un contrepoint à l’accélération constante du marché musical. Son art, à rebours de la saturation contemporaine, s’offre alors comme un soulagement rare. C’est une pop qui laisse advenir. Là, il n’y a pas besoin d’attendre dix ans pour se rendre compte qu’Essex Honey est un chef-d’œuvre, il est tellement au-dessus de la moyenne des sorties de disques actuelles, mais il sera toujours un chef-d’œuvre dans dix ans.

Mémoire fracturée

Avec Essex Honey, Devonté Hynes revient à Essex comme on revient à un rêve dont on ne sait plus très bien s’il est doux ou hostile. Ce sixième album de Blood Orange s’avance en funambule sur cette crête; le disque a la lenteur des souvenirs. Sur la pochette, le petit garçon tête baissée, costard d’adulte et ballon de basket en main, reflète le poids du deuil et un monde que Devonté trimballe, celui de quand il était petit est contenu dans ce ballon. Le deuil traverse l’album, mais comme une nappe souterraine, alimentée par la disparition de sa mère en 2023. Là où d’autres crieraient leur douleur, lui, il s’y faufile, il la disloque, il la fragmente jusqu’à ce qu’elle devienne, justement, de la texture.

Westerberg cite le refrain d’Alex Chilton (1987) des Replacements, comme si le passé pouvait servir de tremplin pour mieux supporter l’instant. Regarder le sol mais, en s’y tapant la tête, rebondir comme… un ballon de basket. Le sample lyrical n’est pas que nostalgique; comme tout sample, lyrique quand il s’agit d’une citation, mais la musique ne connaît pas les guillemets, c’est un moyen de bricoler du présent avec des morceaux d’hier. C’est classique, mais c’est la même logique sur The Field, avec une tape à l’épaule à Sing to Me (1998) de Ben Watt (moitié d’Everything But the Girl) et un clin d’œil à la guitare diaphane de Durutti Column injectent des éclats d’innocence dans la pénombre. Mais Vini Reilly est là, il accompagne Devonté.

S’il est littéraire, le disque n’est pas un journal intime linéaire. Hynes l’assemble comme on monterait un film : il y a des champs et des contrechamps, des fondus enchaînés et des travellings. Il va au fond de ses propres ruines, il explore ses maisons intérieures, et Essex est finalement autant un lieu qu’un fantôme qui peut faire office de drap. Chaque chanson semble chercher un passage secret entre ses âges; et parfois, dans ces tunnels de mémoire, surgit un éclat de lumière ironique, comme si Hynes se surprenait lui-même de ne pas avoir encore disparu. Sur Vivid Light, la structure se délite : une batterie métronomique laisse la place à une flûte qui s’ébroue, puis à la voix de la romancière Zadie Smith; entre les lignes, il est question de son propre vertige devant la page blanche.

Ce moment suspendu traduit le geste de Hynes; il transforme le vide en chambre d’échos et l’effroi en esthétique. Il y a bien dans Essex Honey une manière de rendre la douleur presque banale, pour la réintégrer au quotidien, comme il y a ce ruissellement de larmes qui ressemble à de l’eau de pluie qui file dans les égouts. Hynes apprivoise sa peine, la fait tourner entre ses doigts comme son ballon… Jusqu’à ce qu’elle devienne de la musique.

Labyrinthe sonore

Essex Honey s’ouvre comme un grenier où chaque objet réveille un écho. Sur des arrangements de piano vaporeux, des breakbeats en apnée et une guitare électrique aux arêtes mates, se glissent des bribes organiques. Sur ce disque, il y a encore des enregistrements de terrain. Le violoncelle de Cæcilie Trier apparaît à intervalles réguliers, souvent en fin de morceau, comme un fil de soie qui renferme chaque couture. Et parfois, tout déraille, une explosion de claviers avant Somewhere in Between, une ligne de piano qui s’échappe entre Mind Loaded et Vivid Light; des sons qui surgissent, brillent, puis s’évaporent, déconnectés du reste comme des souvenirs qu’on n’avait, cette fois, pas invités.

Hynes orchestre le tout sans écraser ses guests, et ils sont nombreux. Caroline Polachek, Mustafa, Tirzah, Daniel Caesar, Lorde, Tariq Al-Sabir, Charlotte Dos Santos, Mabe Fratti, Brendan Yates, tous gravitent autour de lui sans l’éclipser, un peu comme des halos autour d’un phare. Certains n’apparaissent qu’en traces : les couplets éthérés de Tirzah et Charlotte Dos Santos planent au-dessus de ses épaules. Et puis il y a le précité Vini Reilly, le guitariste derrière The Durutti Column, que des ennuis de santé avaient éloigné de la musique, convoqué ici comme un spectre bienveillant; lui aussi est un fantôme, un vieil ami de solitude.

L’album déplie ainsi ses pistes. Life mélange guitare wah-wah et funk syncopé, Look at You juxtapose claviers jazzy, synthés nocturnes, chœurs gospel. Il y a plusieurs morceaux en un, dont la seconde moitié s’épure jusqu’à n’être plus que sa voix et une guitare sèche, tandis que des bribes de dialogues passent en arrière-plan, comme captées dans les rues de sa jeunesse. Thinking Clean s’avance d’abord en funambule, piano sur charlestons, puis tout s’ouvre, libérant une danse suspendue entre le violon grave, le chant lumineux et les pulsations qui rappellent le tic-tac du temps qui file. Somewhere in Between inverse la logique : plus la mélancolie s’épaissit, plus le morceau s’élève, avec un saxophone en vol. La mise en abyme atteint son sommet avec The Field : au début du clip, Hynes écoute son propre Somewhere in Between. Et puis Mind Loaded condense tout : la voix suspendue de Polachek, celle de Lorde, les harmoniques de Mustafa, chaque strate se succède avec lenteur et surprise; mince, c’est un morceau, et un disque, qu’on écoutera en boucle en 2035, en se souvenant avec émotion de 2025.

Essex Honey, de Blood Orange.