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[Musique] Bad Bunny ne badine pas avec l’Histoire


De son vrai nom Benito Martínez Ocasio, Bad Bunny a fait de son sixième album l'opus le plus lié à son île natale. (Photo AFP)

Pour son dernier album, Debí Tirar Más Fotos, le roi du reggaeton s’est appuyé sur un historien pour accompagner, visuellement, cette lettre d’amour à Porto Rico. Rencontre.

L’historien Jorell Meléndez-Badillo s’apprêtait à fêter Noël quand il a reçu une proposition inhabituelle sur son compte Instagram : collaborer au dernier album du roi mondial du reggaeton, Bad Bunny, pour l’aider à mettre en lumière l’histoire tumultueuse et ignorée de son île natale, Porto Rico. «J’ai immédiatement dit oui», répond l’universitaire, qui s’est mis à l’ouvrage au beau milieu de ses vacances au Portugal. La mission du professeur d’histoire de l’université du Wisconsin-Madison? Participer à l’écriture de visuels pour faire vivre, à côté des chansons entraînantes de l’album Debí Tirar Más Fotos, l’histoire, les luttes et l’identité de l’archipel des Caraïbes, colonie espagnole pendant trois siècles rachetée par les États-Unis en 1898, aujourd’hui territoire américain qui ne jouit que d’une autonomie partielle.

De son vrai nom Benito Martínez Ocasio, Bad Bunny a fait de son sixième album l’opus le plus lié à son île natale, avec beaucoup d’emprunts aux styles salsa et plena, mais aussi à travers des textes consacrés à sa culture, aux luttes pour l’indépendance de Porto Rico ou à la dénonciation du tourisme de masse et de la gentrification de l’île qui font grimper les prix des logements. «C’est un projet centré sur les populations marginalisées», souligne l’historien. «Il était très intéressé, par exemple, par l’idée de mettre en lumière l’histoire de la surveillance et de la répression à Porto Rico», notamment celle des indépendantistes, explique l’auteur de l’ouvrage Puerto Rico : A National History.

Millions de vues

Jorell Meléndez-Badillo a alors rédigé 74 pages de notes à la main, finalement tapées et remises pour le jour de l’An, cinq jours avant la sortie prévue de l’album. Les visuels qui accompagnent les morceaux quand on les écoute sur YouTube sont des textes en espagnol sans fioritures. Une plongée accélérée et accessible dans l’histoire de l’île, qui aborde la colonisation espagnole, la guerre hispano-américaine ou l’américanisation de Porto Rico. Celui qui accompagne le tube Nuevayol, centré sur l’histoire du drapeau portoricain, a été vu 58 millions de fois et les autres totalisent, additionnés, des centaines de millions de vues.

«Quand vous êtes universitaire, vos livres ne sont lus que par vos étudiants, et quelques collègues écrivent des critiques», sourit Jorell Meléndez-Badillo, propulsé dans la lumière grâce à cette collaboration avec un artiste majeur, le plus écouté sur Spotify dans le monde entre 2020 et 2022. «Je suis sensible à l’idée d’essayer de faire sortir l’Histoire de sa tour d’ivoire. Mais je n’aurais jamais pensé que cela prendrait une telle ampleur», ajoute-t-il. Aujourd’hui, l’historien reçoit des photos de clubs où sont projetés les visuels pendant que les morceaux résonnent dans les enceintes. «Les gens boivent et dansent, et en arrière-plan, il y a cette histoire difficile… C’est surréel!», souligne-t-il.

Écoles fermées

L’album de Bad Bunny met en lumière le peu d’enseignement de l’histoire portoricaine dans les écoles publiques de l’île, dont beaucoup ont fermé ces dernières années à la suite d’une crise de la dette et d’ouragans dévastateurs. Selon l’universitaire, les visuels s’adressent surtout aux habitants de l’île. Bad Bunny «souhaitait que ces histoires soient lues par les habitants des cités et des quartiers populaires», explique-t-il. L’engagement politique de Bad Bunny n’est pas nouveau, sur son île ou lors de la dernière élection présidentielle américaine, où il a soutenu Kamala Harris après qu’un humoriste a tenu des propos insultants et racistes pour les Portoricains lors d’un meeting de Donald Trump. Le musicien a aussi réalisé des courts métrages sur les coupures d’électricité endémiques sur l’île, les exemptions fiscales dont bénéficient les étrangers et les problèmes de logement.

«Il est davantage conscient qu’avant d’avoir un rôle politique et d’utiliser sa plateforme pour amplifier ces questions», selon l’historien. En célébrant les styles musicaux de son île, Bad Bunny a aussi mis du positif sur un territoire souvent perçu sous l’angle de la souffrance et des catastrophes, des séquences qui «permettent rarement aux Portoricains de parler pour eux-mêmes», explique Jorell Meléndez-Badillo. «Il oblige les gens à prendre en compte la complexité de la réalité portoricaine», avec des nuances, ajoute-t-il.