Pour l’Atelier, la Rockhal ou le Gudde Wëllen, le monde de demain est toujours incertain. À défaut d’un autre refrain à chanter, les salles de concert cherchent aujourd’hui à redéfinir leurs activités, en attendant le jour où les spectateurs pourront à nouveau se transpirer dessus.
L’image de la foule hurlante, se déplaçant à l’unisson, joyeuse et transpirante sous la chaleur des contacts humains, est aujourd’hui bien loin. En six mois seulement, tout s’est effondré, et c’est une industrie entière qui est aux abois. Certes, depuis mars et le coup d’arrêt soudain, chaque salle, à sa manière et avec ses moyens, a essayé de répondre au poids du vide et à l’inactivité par de petits gestes, anecdotiques mais symboliques, comme dans un pied de nez au Covid-19, et à travers un cri vital, nécessaire : repli numérique, concerts réduits et en plein air, drive-in musical, apéros sonores, le tout permis grâce à une scène locale fortement mobilisée…
Mais avec les strictes mesures sanitaires, l’arrivée de l’automne et un virus toujours actif, le secteur semble reparti pour une seconde vague : celle du flou, de l’incertitude. D’une fragilité, aussi, qui se fait urgente à régler. Un coup d’œil sur la programmation, au Luxembourg confirme l’étendue des dégâts : les annulations et reports se poursuivent jusqu’en décembre, et pour l’année prochaine, les artistes à l’affiche ne font qu’illusion, semblant être là uniquement pour soulager le marasme ambiant.
«Certains continuent de planifier des concerts, ne serait-ce que pour apporter un peu d’espoir», soutient Olivier Toth, directeur de la Rockhal, tandis que son homologue de l’Atelier, Michel Welter, use de la métaphore de l’hiver à venir pour expliquer ces renoncements à la chaîne : «C’est comme une boule de neige que l’on pousse devant nous», et qui ne cesse dangereusement de grossir.
Rageant quand on sait que les centres culturels et théâtres rouvrent, tandis qu’un peu plus loin, à la Philharmonie, au Trifolion ou à l’Opderschmelz, le jazz comme le classique peuvent s’accommoder d’un public assis. Ce qui n’est pas le cas du rap, du rock ou encore de l’électronique, leur fond de commerce.
Vous imaginez la grande salle avec 400 personnes dedans ?
«Vous imaginez la grande salle avec 400 personnes dedans ?», questionne ainsi Olivier Toth, sans parler, de surcroît, de rentabilité et du modèle économique d’un tel geste. Question ambiance, Michel Welter a aussi son avis : «Chez nous, on aime quand la sueur dégouline le long des murs. Un concert figé, sans ardeur, ça me laisse froid.» Un format réduit que l’Atelier se résigne toutefois à proposer («Intimate Show»), comme «un petit pas vers un semblant de normalité».
Dans ce sens, on pourra y voir les Allemands de Faun, le 22 novembre, pour un concert «Covid Friendly», comme il le définit : «C’est une programmation d’urgence. On le fait pour l’équipe, et pour les artistes.» En tout cas, ceux pour qui la tournée est encore possible. «Ce n’est plus le cas des gros mastodontes, explique Luka Heindrichs, du plus modeste Gudde Wëllen. Dans notre sphère plus contenue, certaines se montent encore.»
Bon, oublions les Américains et les Anglais, qui se font rares. Pour ce qui est du reste de l’Europe, la situation est, elle aussi, foncièrement complexe. Car le milieu ne fonctionne qu’à travers une forte interdépendance, et que le Luxembourg en est tributaire, du fait de sa situation géographique avantageuse. Olivier Toth : « Si on trouve un ou deux pays voisins, aux mesures sanitaires comparables, on pourrait peut-être organiser des concerts. Mais à une échelle plus large, globale, il n’y a aucune harmonisation, ce qui est pourtant essentiel», clame-t-il, lui qui prêche pour une plus franche «discussion» à un niveau européen.
À défaut de parler, chacun, pourtant, regarde ce que fait le voisin, ses tentatives, ses problématiques. Par exemple, le concert donné, récemment, par Brigitte Fontaine à l’Olympia (après 200 jours de fermeture), n’a laissé personne indifférent, comme ce concert «test», tenté à Leipzig, afin de «mesurer la qualité des interactions». La Rockhal pourrait-elle d’ailleurs être la prochaine sur la liste, comme l’a laissé entendre la ministre de la Culture, Sam Tanson, sur les ondes de 100,7 ? L’idée court, en effet, même si à ce jour, il n’y a «rien de concert», précise le directeur.
Lui se focalise également sur la situation des techniciens, œuvrant en coulisses et rarement entendus, malgré la grande manifestation qui a eu lieu, il y a peu, à Berlin : «Si un jour, on peut reprendre et que eux ne sont plus là, qu’est-ce qu’on fait ?», se demande-t-il avec justesse. Pour l’instant, toutefois, les aides gouvernementales semblent maintenir le bateau à flot, mais pour combien de temps encore ? À la Rockhal (qui, rappelons-le, est un établissement public), «on ne se sent pas oublié».
«Les appuis financiers permettent de survivre, mais à un moment, il va falloir créer à nouveau nos propres sources de revenus.» Du côté de l’Atelier, qui bénéficie, jusqu’au 31 décembre, des mesures de chômage partiel, on espère vite remettre du monde sur la scène et «relancer les frigos», quand ceux-ci ne brûlent pas… Michel Welter : «Les frais courent, et les entrées manquent. On a encore des réserves, on investit notre propre argent pour maintenir l’entreprise en vie, mais peut pas faire ça ad vitam æternam.»
Bosser à fond sur de nouvelles pistes,
c’est la seule chose à faire
Du coup, les discussions vont, parallèlement, bon train avec les responsables politiques, «à l’écoute, compréhensifs», même si avec ça, «on ne peut rien s’acheter !», poursuit-il. Surtout que la salle du quartier de Hollerich est toujours traitée comme «n’importe quelle société commerciale, genre Goodyear ou Paul Wurth», sans prendre en compte «ses spécificités».
Même le Gudde Wëllen se tourne désormais vers l’État et la Ville pour demander des subventions – «c’est une première !», lâche Luka Heindrichs. En effet, aujourd’hui, la terrasse estivale improvisée est rangée, ce qui n’arrange rien au modèle économique de l’établissement : «Chez nous, tous les bénéfices du café sont basculés, quasi entièrement, dans la programmation musicale. Sans grosses soirées, le week-end, pour rattraper des concerts déficitaires, ça devient compliqué.»
Bref, dos au mur, et sans aucune «perspective d’avenir», dit Olivier Toth, chacun cherche des solutions pour se réinventer, comme l’a notamment fait la Kulturfabrik avec son parvis réaménagé, ou les Rotondes, seules à avoir fait front avec un festival d’été (Congés annulés). Travailler sur des formes plus petites, dans des salles modestes avec un spectacle moins cher, une billetterie adaptée… Les visions ne manquent pas. Ainsi, la Rockhal, en attendant mieux, compte poursuivre ses efforts dans le «digital» (des shows préenregistrés dans des lieux insolites, puis diffusés sur internet, seraient en boîte), tandis qu’à l’Atelier, on mise, à moyen terme, sur «l’événementiel à grande échelle», avec des propositions qui se voudront «moins dépendantes des mesures sanitaires ».
Au Gudde Wëllen, réputé pour ses ambiances furieuses, on parie, dès le mois de novembre, sur la mise en place d’une série, mesurée, de concerts encore «plus intimistes qu’intimistes» avec, sous les projecteurs, «des groupes internationaux en tournée, avec quelques locaux çà et là», et devant eux, une trentaine de spectateurs. «Comme il n’y a pas de distraction autre que la musique, celle-ci doit faire mouche !», appuie Luka Heindrichs. D’où la nécessité, aussi, pour lui, d’avoir la possibilité d’offrir aux musiciens «un cachet plus décent».
Reste, peut-être, un dernier atout à placer dans ce jeu chaotique, que ce dernier met en avant : la solidarité. Au vue de la situation, «c’est une carte à jouer, à développer encore, et qui pourrait être bénéfique pour toute la scène». Une coopération qui passerait par des échanges de lieu (comme le fait l’Opderschmelz pour le concert d’Hania Rani, annulé à l’Atelier en raison du récent incendie), des séries communes… Des initiatives vues d’un bon œil, surtout que l’inquiétude et la sclérose sont rarement bonnes conseillères : «Bosser à fond sur de nouvelles pistes, c’est la seule chose à faire», corrobore Michel Welter, tandis qu’Olivier Toth parle de faire preuve «d’imagination» et de réactivité.
Un esprit de corps – et de cœur – qui, à défaut de dégager un brouillard persistant, peut envoyer quelques signes positifs à destination du public. Car lui également avance sur des œufs, refroidi par la situation actuelle. Comment, en effet, avoir envie de retourner voir un concert alors que la société montre du doigt les gens qui s’amusent ? Un cruel dilemme qui laisse sans voix. Olivier Toth préfère alors se replonger dans les archives de mars, et se rappeler que sa programmation, elle, avait du répondant. Dehors, la pluie fouette de toit de la Rockhal. Un sale temps de circonstance.
Grégory Cimatti