Il a beau être un talentueux pianiste, dont le jeu évoque son modèle Brad Mehldau, Arthur Possing célèbre l’esprit de groupe. Démonstration avec son second et nouvel album, Natural Flow, qui, comme son nom l’indique, coule de source.
D’une humilité sincère, il cite, dès qu’il le peut, ses compagnons de route, les mêmes qu’il fréquente depuis 2013 quand, à l’âge de 16 ans, il décide de fonder son quartette. Deux fidèles – le bassiste Sebastian Flach et le saxophoniste Pierre Cocq-Amann – mais aussi le batteur Niels Engel et le trompettiste Thomas Mayade. Des musiciens de haute facture pour un groupe soudé, sur lequel s’appuie Arthur Possing pour développer son univers : un jazz moderne, tout en harmonie, complexe mais pas compliqué, qui aime s’affranchir des codes.
Après un premier essai concluant en 2018 (Four Years), le pianiste luxembourgeois revient à la charge avec Natural Flow, sorti aujourd’hui sur le label Double Moon/Challenge Records. Un second album qui fait l’éloge de la simplicité : celle de la croissance d’un collectif qui ne force jamais le geste. Celle, aussi, du lieu où a été enregistré le disque, pourtant précédé d’une solide réputation : les Real World Studios de Peter Gabriel, en Angleterre. Le résultat, en équilibre entre la scène new-yorkaise et européenne, est surtout à la hauteur de son meneur qui s’en dédit : sincère. Entretien.
Appeler son album Natural Flow est assez osé. C’est ce que cherche n’importe quel groupe, non?
Arthur Possing : (Il rigole) Attention, ça n’a rien de prétentieux! C’est un titre qui s’est imposé de lui-même, car ce disque suit une évolution naturelle, commencée avec le premier album. En termes d’énergie, de jeu, de composition, le groupe reste dans la même veine. On a juste progressé, gagné en expérience…
Cette évolution, cette honnêteté même, c’est ce que vous ressentez à l’écoute du disque?
Oui. La musique est quelque chose de personnel. Avec elle, à travers elle, on se dévoile, on se met à nu… Dans le jazz, il est difficile de masquer ses influences, mais il faut dépasser cela. Non pas se distinguer, seulement pour le geste, mais plutôt affirmer son caractère. Copier quelqu’un, sonner comme un autre, ça ne sert à rien! Le plus important, c’est en effet d’être honnête dans ce que l’on fait. Et montrer ce que l’on ressent.
Ceux qui m’accompagnent sont capables de tout faire. On n’est jamais à l’abri de bonnes surprises
Chez vous, cette affirmation passe par le collectif. Vous avez quand même créé ce quartette à l’âge de 16 ans…
Tout à fait! J’ai toujours loué l’importance du collectif, en tant que leader ou « sideman ». Je suis pour la démocratie, ce qui sous-entend que chacun y apporte ses idées, ses sensibilités… Pour Natural Flow, tout le groupe a travaillé sur les compositions. Ce serait dommage de ne pas laisser s’exprimer librement de tels musiciens. Ils sont capables de tout faire. Avec eux, on n’est jamais à l’abri de bonnes surprises!
Est-ce une manière, aussi, de se mettre en retrait, de ne pas occuper toute la lumière?
Disons que je n’ai jamais eu besoin d’être devant les autres. D’accord, le groupe porte mon nom, mais encore une fois, c’est la collectivité qui compte. Prenez le bassiste Dave Holland : dans les solos, il laisse souvent plus de place à son saxophoniste ou son vibraphoniste! D’ailleurs, cette notion de mise en lumière ne tient, selon moi, qu’à un seul principe : que ça soit beau et que ça ait du sens! C’est la diversité aussi qui fait loi : si je dois jouer tous les thèmes parce que c’est mon groupe, au bout d’un moment, ça devient ennuyeux…
Un pianiste, dans le jazz, va souvent favoriser le trio. Pourquoi alors ce choix du quatuor?
D’abord, je suis souvent exposé à cette formule, et je joue d’ailleurs régulièrement – avec plaisir – en trio. Mais d’un point de vue esthétique, j’aime quand les mélodies sont jouées par d’autres. Quand le saxophone ou la trompette s’emparent des thèmes, cela apporte une autre dimension. Il y a ce souffle, cette brillance, que le piano ne peut produire. Et encore une fois, en apportant de multiples formes, on évite de tourner en rond.
Avez-vous senti la pression du second album, où il faut confirmer les bonnes impressions du premier?
Après le premier disque, il y a en effet un vide, un temps où l’on se dit : « Mais qu’est-ce que je vais faire » Après, à mes yeux, c’est utile, car on prend du recul, on analyse… Il ne faut surtout pas forcer le geste! Après, personnellement, je n’ai pas eu beaucoup à réfléchir pour trouver quelque chose de nouveau. C’est venu comme ça, naturellement (il rit).
Qu’est-ce qui vous a particulièrement influencé?
D’abord la nouvelle génération de la scène new-yorkaise, moins connue que Herbie Hancock, mais qui met le feu, comme on dit, genre Ambrose Akinmusire, Walter Smith III… Le jazz européen aussi, pour son côté lyrique, et notamment le label ECM : John Taylor, Kenny Wheeler… Enfin, des artistes ou des groupes qui « groovent », comme le batteur anglais Richard Spaven ou le groupe américain Moonchild.
Quand un musicien comme Brad Mehldau vous appelle par votre nom, ça fait quelque chose!
Il y a toujours, aussi, cette figure qu’est Brad Mehldau qui hante votre travail depuis toujours…
C’est sûr, c’est une influence majeure, surtout en termes de sonorité et d’esthétisme. Mais je ne suis pas le seul! Il a quand même innové le jeu du trio, réinventé le rapport entre les mains gauche et droite… Aucun nouveau pianiste qui arrive ne peut s’empêcher de le citer, comme on le faisait avec Keith Jarrett dans les années 1970-1980. Je l’ai vu plusieurs fois en concert, à Bruxelles et au Luxembourg, et j’ai même pu le rencontrer en coulisses. C’est un mec humble, toujours ouvert à la discussion. Le plus étonnant, c’est qu’à partir du moment où il vous a vu une fois, il vous reconnaît tout de suite. Quand un musicien comme lui vous appelle par votre nom, ça fait quelque chose!
Votre quintette a un ADN européen et vos envies se tournent régulièrement vers la scène américaine. Où vous situez-vous entre les deux?
Plutôt vers l’Europe, même si rien n’est calculé! Peut-être parce que les harmonies priment. Natural Flow est un bon exemple : c’est un album qui, en profondeur, est plus complexe, plus recherché, mais qui en surface, n’est pas si compliqué que ça, car les mélodies, au premier plan, allègent le tout, apportent un côté chantant. Pour moi, pour le groupe, il est important d’offrir au public quelque chose d’accessible, de « confortable », mais qui parallèlement, ne nous limite pas dans nos envies.
Pensez-vous qu’il existe une esthétique luxembourgeoise?
Toute la scène nationale s’est formée à l’école, souvent à l’étranger, et elle connaît sur le bout des doigts l’histoire du jazz, sa culture, ses traditions, vieilles d’un siècle. À cela s’ajoute cette volonté de créer quelque chose de nouveau sur cette base de connaissances, de manière consciente ou non. Du coup, au Luxembourg, les cases explosent. On ne parle pas de « jazz rock », de « free jazz », de « modern jazz », d’ »old school », et on n’exclut aucun style, de l’électronique à la folk en passant par le hip-hop. Du coup, c’est ouvert! Regardez ce que font Jérôme Klein ou Pol Belardi : ils ne s’arrêtent à un style. Ils jouent!
Natural Flow a été enregistré en Angleterre, aux studios de Peter Gabriel. Était-ce important de prendre de la distance?
Le fait d’être ailleurs, tous les jours, toutes les heures, avec ses musiciens, ça crée un esprit de groupe. C’est important! Et puis, contrairement à ce qui se dit, les studios Real World ne sont pas si chers que ça (il rit). On a profité pour s’y rendre, en camionnette, tous ensemble, avant le Brexit. Aller aussi loin, ce n’était pas forcément nécessaire, mais c’était un petit rêve d’aller là-bas. D’autant plus que sur place, il n’y a rien d’autre que des étangs, des arbres… D’où, aussi, le nom de l’album, Natural Flow, et ses nombreux morceaux qui se réfèrent au thème de la nature.
Seize concerts en un an et demi et un album… Comment voyez-vous votre travail depuis le début de la pandémie?
(Il réfléchit.) Je me dis, d’abord, que j’ai de la chance d’être au Luxembourg, au regard de ce que me disent mes amis belges, français et allemands. J’ai joué avec quelqu’un il y a deux, trois semaines, qui faisait son premier concert depuis mars 2020… Malgré tout, ce coup d’arrêt a fait du bien à de nombreux artistes, toujours en mouvement, sur les routes, stressés. Moi, j’avais quelques objectifs : enregistrer un album, écrire des morceaux et finir mes études. Je me suis concentré là-dessus, en essayant d’être le plus positif possible. Être optimisme, avancer coûte que coûte, c’est vital! Si on s’arrête complètement, c’est mort!
Quelles sont vos attentes et vos visions d’avenir?
Évidemment que l’on puisse présenter l’album au public, notamment en Europe. La musique reste avant tout un échange d’énergie, un partage avec le public. Sans lui, c’est triste! C’est comme lors d’un « soundcheck » : ça sonne creux… Après, personnellement, j’ai d’autres projets, comme un duo pour piano en 2022 à Echternach. Disons que ce ne sont pas les envies qui manquent. Il faut juste la possibilité de les réaliser.
Grégory Cimatti
Natural Flow, d’Arthur Possing Quartet.
Sortie aujourd’hui. «Release party» le 24 septembre.
Opderschmelz – Dudelange.