Au musée de l’Orangerie, à Paris, la belle exposition «Amedeo Modigliani. Un peintre et son marchand» permet de comprendre la relation entre deux hommes ayant œuvré à l’avant-garde artistique au début du XXe siècle.
La date demeure imprécise, quelque part entre la fin de l’été et le tout début de l’automne 1915… À la vérité, peu importe! On sait – avec certitude – que c’est à cette période que Paul Guillaume a pris Amedeo Modigliani sous son aile. L’artiste a quitté l’Italie en 1906 pour s’installer dans la capitale française. Très vite, peintre et sculpteur, il est devenu vedette dans les hauts lieux parisiens de l’art que sont alors Montmartre et Montparnasse. «Modi», comme surnommé par son entourage, a traversé une période de blues; de santé fragile, il s’est éloigné de la peinture pour se consacrer à la sculpture. C’est Paul Guillaume, l’un des marchands d’art les plus en vue de Paris, qui l’a poussé à revenir à ses premières amours. Plus de cent ans après cette rencontre décisive, le beau musée de l’Orangerie, propriétaire de cinq peintures de «Modi», propose une indispensable exposition : «Amedeo Modigliani. Un peintre et son marchand.»
Ah! Paul Guillaume… Un personnage formidablement romanesque. Né le 28 novembre 1891 à Paris, il grandit dans un milieu modeste et se retrouve à travailler, à l’âge de 13 ans, comme apprenti dans un garage. Ses patrons le disent débrouillard : il n’a pas manqué de repérer, lors des arrivages du caoutchouc nécessaire à la confection des pneus, des masques et autres objets d’art en provenance d’Afrique. Il en disposera certains dans la vitrine du garage, un jour remarqués par le poète Guillaume Apollinaire, au détour d’une promenade dans le quartier. C’est la naissance d’une amitié. Par l’intermédiaire d’Apollinaire, et tel un Rastignac, Paul Guillaume va progresser dans le Tout-Paris, faisant connaissance avec un autre poète, Max Jacob, qui le présentera à son tour à d’autres artistes, dont un certain Pablo Picasso. Et, bien sûr, Amedeo Modigliani. Dans la biographie Paul Guillaume. Marchand d’art et collectionneur (1891-1934), Sylphide de Daranyi rapporte : «À l’époque de leur rapprochement, l’artiste abandonne peu à peu la sculpture pour revenir à la peinture, car il souffre de problèmes pulmonaires qui s’aggravent au contact de la poussière des pierres calcaires. D’autres raisons expliquent peut-être cette évolution dont Guillaume se prétendra plus tard le moteur.»
En 1914, Modigliani veut s’engager lorsque commence la Première Guerre mondiale, mais, rappelle Sylphide de Daranyi, «ses problèmes de santé l’en ont empêché. Il est seul et instable, privé de son principal soutien, le docteur Paul Alexandre, qui est mobilisé. Guillaume lui loue un atelier au 13 rue Ravignan», sur la butte Montmartre… Durant cette période, «Modi» peint beaucoup de nus et de portraits, dont quatre de Paul Guillaume en 1915 et 1916. Le premier d’entre eux est même intitulé Novo Pilota – tout simplement, le «pilote de l’art moderne»! Dans le catalogue de l’exposition, Claire Bernardi, directrice du musée de l’Orangerie, l’évoque en ces termes : Modigliani «proclame la relation privilégiée qu’entretiennent le marchand et l’artiste. Guillaume, qui n’a alors que 23 ans, est représenté en costume, ganté et cravaté comme un pilote visionnaire de l’avant-garde, surplombant les mots « Novo Pilota ». Cette inscription nous laisse entrevoir que le galeriste suscite alors un grand espoir chez le peintre.»
C’est à cette époque également que Paul Guillaume envoie, avec des œuvres de Chirico et des pièces africaines, des toiles, des dessins et des sculptures d’Amedeo Modigliani aux États-Unis. L’ensemble est exposé par Zayas, grand marchand américain et correspondant de Paul Guillaume outre-Atlantique, à la Modern Gallery à New York en octobre 1915… C’est l’une des plus importantes expositions que Modigliani a connues de son vivant. L’artiste mourra peu de temps après, le 24 janvier 1920, à 35 ans. Commissaires de l’exposition parisienne au musée de l’Orangerie, Cécile Girardeau et Simonetta Fraquelli ne manquent pas d’évoquer «cette amitié au cœur de l’avant-garde artistique», et sont catégoriques : «Paul Guillaume a joué un rôle déterminant après la mort de l’artiste…»
Jusqu’au 15 janvier 2024.
Musée de l’Orangerie – Paris.
Des marchands d’art
dès la Renaissance
La définition est toute simple : «Un marchand d’art est une personne (ou une entreprise) qui achète et vend des œuvres ou objets d’art.» Ce que faisait donc Paul Guillaume, au début du XXe siècle, avec son protégé Amedeo Modigliani et quelques autres artistes vivant alors à Paris. Toutefois, Guillaume n’a pas inventé le métier (que l’on confond, de temps à autre, avec celui d’antiquaire). Selon d’éminents spécialistes de l’histoire de l’art, les premiers marchands d’art sont apparus en Europe au XVIe siècle et faisaient commerce entre Venise, Florence et Bruges. Leurs principaux clients étaient alors de richissimes négociants dans le commerce de la laine et des épices.
Au siècle suivant, et c’est une première, la ville d’Anvers subordonne l’artiste au marchand, le premier étant obligé de passer par le second pour les transactions. À la fin du XVIIe siècle apparaît la notion d’œuvre d’art : le mécénat se dilue et laisse la place aux marchands d’art. C’est l’époque des incontournables néerlandais Daniel Nijs et Hendrick van Uylenburgh, qui a notamment lancé la carrière de Rembrandt. Puis les premières expositions en galeries d’art privées naissent au XVIIIe siècle, qui voit aussi l’organisation, à Londres, des premières ventes aux enchères. Pour les «connoisseurs» (terme qui désigne les clients, encore en vogue aujourd’hui en Grande-Bretagne), les marchands commencent à éditer des catalogues spécialisés et des inventaires descriptifs. Les grandes figures de l’époque sont les Français Edme-François Gzersaint et Lebrun, et les Anglais John Smith et John Boydell.
Avec la Révolution industrielle, une nouvelle bourgeoisie va grandement investir dans l’art en faisant appel aux marchands. Paris est alors la place forte de l’art moderne – les marchands y sont à l’affût de la moindre production des artistes vivants, connus ou en devenir… Règnent alors Jean-Baptiste Adolphe Goupil, Ambroise Vollard, Paul Durand-Ruel, Nathan Wildenstein (fondateur de la dynastie du même nom), et deux femmes, Elmire Lanafoërt-Doat et Louise Doat-Saball. Ailleurs en Europe jouissent d’une belle réputation l’Anglais William Agnew, l’Allemand Siegfried Bing ou encore le Japonais Tadamasa Hayashi, qui fera connaître l’art de son pays aux Européens.
Le marché se déplace de l’autre côté de l’Atlantique au XXe siècle, avec New York comme place centrale. Aux États-Unis, Julien Levy et Leo Castelli sont tenus pour deux des plus importants marchands. En France, il y a Berthe Weill, Paul Guillaume, et deux «fils de», Georges Wildenstein et Pierre Matisse; mais aussi l’Allemand Wilhelm Uhde, le Grec Alexandre Iolas, le Britannique Charles Saatchi ou encore le Chinois Ching Tsai Loo, spécialisé dans les objets d’art asiatiques. Aujourd’hui, les stars de la profession sont l’Espagnol Jorge Coll, le Français Emmanuel Perrotin, le Britannique Jay Jopling, l’Allemand David Zwirner ou encore l’Autrichien Thaddaeus Ropac. Mais à l’heure où les ventes en ligne ont conquis le marché de l’art, on s’inquiète sur l’avenir d’une profession à la longue tradition…