Entre leurs projets liés à l’année culturelle et d’autres à venir, Martine Feipel et Jean Bechameil s’activent dans leur atelier bruxellois. Alors que le duo expose au Mudam, il prend une pause pour raconter son travail, qui parle d’une époque en profonde mutation. Entretien.
Difficile, en ce moment, de passer à côté de Martine Feipel et Jean Bechameil. Le duo artistique du Luxembourg est en effet partout, sur tous les fronts : on l’a vu chez Zidoun-Bossuyt, pour l’ouverture de la Konschthal, au Cercle Cité (où il a présenté une bague qui garnit aujourd’hui la collection de Diane Venet).
Et actuellement, on le retrouve à fond dans l’année culturelle, éparpillé entre Kaunas (Lituanie) où il expose, et Rumelange, ville pour laquelle il prépare un projet estampillé «Esch 2022». Sans oublier, enfin, la récente invitation du Mudam, qui a demandé au tandem de garnir son Jardin des sculptures.
Toujours pensées en réaction aux lieux dans lesquels elles s’inscrivent, les installations de Martine Feipel et Jean Bechameil (qui travaillent ensemble depuis 2008) racontent une époque, la nôtre, à travers une obsession persistante : comment la modernité a durablement modifié notre rapport à l’espace, au temps et à l’autre.
Au Mudam, cette idée fixe s’incarne dans un paysage artificiel et automatisé («Garden of Resistance»). Une nature étrange, venue d’une autre planète, «dénaturée» ou «augmentée» par la technique. L’occasion pour le duo, depuis son atelier à Bruxelles, de parler inondations, de Charles Darwin, d’engagement artistique, mais aussi d’espoir et de travail en couple.
Que préparez-vous actuellement dans votre atelier ?
Martine Feipel : On travaille avec un bureau d’architectes afin de transformer un ancien bâtiment, situé à Rumelange, en gîtes pour randonneurs qui sillonnent le « Minett-Trail ».
Jean Bechameil : C’est l’ancienne Maison de la mine, une bâtisse très jolie qui à l’époque était occupée par ceux qui comptaient les wagons entrants et sortants.
M. F. : Aujourd’hui, sur place, la végétation a pris le dessus sur ce passé industriel, mais on va encore plus l’intégrer à l’environnement naturel.
Vous exposez aussi en ce moment à Kaunas (Lituanie), elle aussi capitale culturelle européenne cette année. Est-ce important de soutenir ces festivités ?
J. B. : Être à Kaunas a été une belle expérience : on a pu rencontrer d’autres artistes, un autre public. Et on a senti un vrai intérêt pour l’année culturelle.
M. F. : Moi, ce que j’aime, c’est cette effervescence, ce dynamisme qui, soudainement, s’empare d’un endroit. Pour le développement culturel, le coup de pouce est sensible. Dans la conscience collective, ça se remarque aussi…
C’est-à-dire ?
J. B. : Par exemple, on a longtemps habité à Esch, mais entre artistes et habitants, rien ne se passait. D’ailleurs, on exposait partout sauf chez nous ! Maintenant qu’on n’y habite plus, et notamment depuis l’existence de la Konschthal, de vrais échanges s’opèrent. On voit des jeunes du coin qui viennent aider lors du montage d’une exposition, montrent de l’intérêt pour l’art… Cette ouverture locale est essentielle : elle évite l’élitisme culturel, l’entre-soi.
M. F. : Comme on a pu le voir au Luxembourg en 1995 et en 2007, ce genre de festivités apporte une intensité en termes d’énergie et de créativité. Surtout qu’à chaque coup, des institutions sont sorties de terre pour s’implanter définitivement. Sans années culturelles, il n’y aurait pas eu le Casino, les Rotondes et bien d’autres. Tout le monde en a profité !
J. B. : C’était pareil à Kaunas : la moitié de la ville devient spectatrice et se rend compte qu’il existe un centre d’art (il rit). Ça apporte une lumière sur autre chose que Netflix ! Après deux ans de sclérose, l’art vivant a plus que sa place !
Vous travaillez en duo depuis 14 ans. Est-ce que le plaisir est intact ?
J. B. : Écoutez, il n’y a jamais eu de plaintes et la police n’est jamais intervenue. C’est que ça se passe bien !
Comme vous, d’autres duos s’illustrent, avec brio, sur la scène nationale : Piron-Markiewicz, Baltzer-Bisagno… Peut-on parler de spécificité luxembourgeoise, et pourquoi ?
M.F. : C’est vrai, il y a beaucoup de tandems artistiques au pays, mais je ne saurais pas dire pourquoi. Et je ne veux surtout pas parler pour eux! Chez nous, ça s’est fait naturellement : on était chacun artiste avant de se rencontrer, et on était déjà tous deux ouverts aux collaborations.
Être à deux, ça nous va bien ! C’est plus facile, par exemple, pour porter des projets ambitieux. On a des affinités en commun, et pour le reste, on se complète. Il y a une logique derrière ça.
Quand on habitait à Esch, on exposait partout sauf chez nous !
Les inondations ? On les a suivis sur inondations.lu…
Avec « Garden of Resistance« , au Mudam, vous confirmez votre penchant pour la thématique de la nature et sa transformation. À quel point cela vous préoccupe-t-il ?
M. F. : Notre travail a toujours questionné une forme de rapport au monde. On s’est toujours demandé comment la modernité modifie la vie, le quotidien, le rapport à l’espace, à l’environnement. C’est d’ailleurs tout le propos de ce que l’on montre au Mudam : une dualité entre la technologie et la nature.
J. B. : Notre œuvre, de manière globale, pose une seule question : « qu’est-ce qui se passe aujourd’hui ?« .
Justement, votre regard est-il simplement curieux ou inquiet ?
M. F. : Il y a une inquiétude, c’est évident. Comment ne pas l’être aujourd’hui ?
J. B. : C’est même la base d’un moteur artistique : si quelque chose vous inquiète, étudiez-le, saisissez-le ! Si vous avez, par exemple, des craintes sur la robotique, apprenez alors son fonctionnement pour mieux la comprendre.
M. F. : C’est une forme de réappropriation. Prendre un outil ou un sujet, le détourner et qui sait, trouver peut-être une solution ou des aspects positifs.
Il y a en effet, chez vous, quelque chose qui tient de l’espoir, comme cet arbre « dénaturé » que vous exposez au Mudam, comme une nouvelle forme de vie…
J. B. : Ça vient de l’exposition que l’on a fait à Anglet, dans le Pays basque français – soit une partie de l’œuvre présentée au Mudam. C’est un endroit particulier : l’océan Atlantique dépose des tonnes de choses sur la plage – végétaux, algues, détritus divers… En hiver, il reste en état, rien n’est nettoyé.
Il y a un côté hybride à cette accumulation. Parallèlement, je lisais Le Voyage du Beagle (1839) de Charles Darwin. Il y parle d’un monde en pleine mutation, aussi bien au niveau de la nature que des hommes. Ça a été écrit au XIXe siècle, mais il est très actuel. Franchement, c’est un ouvrage à découvrir !
M. F. : Mais c’est vrai, il y a une forme d’espoir à travers ce travail, que l’on voit comme une métaphore d’un cycle de vie. Dans ce sens, on aimerait que la nature semble résiliente, surmonte les chocs, les traumatismes… Mais ce n’est qu’un rêve.
À la vue du premier confinement en 2020, il y a un parallèle tentant à dresser par rapport à votre travail : on a vécu un boom numérique alors que la nature retrouvait sa place dans un monde à l’arrêt. Qu’en pensez-vous ?
M. F. : Oui, il y a de ça !
J. B. : C’était bizarre : on habite au centre de Bruxelles. Habituellement, c’est le bruit des automobiles qui domine. Là, on entendait le chant des oiseaux. La nature revenait au centre de notre attention. Après, pour revenir au numérique, on voyait, par exemple, dans les foires d’art, que les choses étaient en train de changer. La pandémie n’a fait qu’accélérer quelque chose qui existait déjà, en creux.
La nature revêt, dans votre travail, un aspect imaginaire, fantasmé. Pourtant, en juillet 2021 et les inondations à Echternach, son altération est devenue bien réelle. Comment avez-vous vécu cette catastrophe, dans laquelle vous avez perdu pas mal d’œuvres ?
M. F. : En effet, pour le coup, ça s’est démystifié… Cette catastrophe montre bien où l’on est aujourd’hui : tout est déréglé et ce genre d’évènement risque de se reproduire dans les années à venir, si on ne change pas nos modes de vie.
J. B. : On était à Bruxelles et on a suivi ça de loin sur innondations.lu… Cette place de spectateur, sans moyen d’agir, c’est bizarre à vivre. On était devant des relevés très précis, qui ne servent à rien vu que l’on n’a aucun contrôle sur la situation. L’impuissance est totale : on voyait les centimètres monter toutes les 15 minutes à l’endroit précis où l’on a notre dépôt.
À minuit, on avait dépassé toutes les côtes d’alerte. On s’est dit que c’était foutu. En douze petites heures, cette force a tout avalé. On ne s’est pas trompé quand on s’est rendu sur place le lendemain : tout n’était qu’eau et boue.
M. F. : Finalement, ça n’a fait que confirmer notre point de vue, à savoir qu’il est important, nécessaire même, de questionner ce sujet qu’est la nature et sa transformation.
Dans ce sens, vous sentez-vous comme des artistes engagés ?
M. F. : Oui, même si ce n’est pas quelque chose que l’on met au premier plan. Disons que ça n’a rien de démonstratif ou de dogmatique. Mais il y a une implication derrière toutes nos œuvres, même si elle reste discrète, cachée au sein d’un travail visuellement et plastiquement élaboré.
J. B. : J’ajouterai que l’on a exposé dans des endroits singuliers, comme à Bastogne, au milieu des immeubles à Nantes ou encore sur la plage de Blankenberge… Ce sont des œuvres qui se tournent vers un autre public, qui ne fréquente pas les musées et galeries. C’est une façon d’engager l’art, de le rendre présent dans la ville et la vie de tous les jours. Il n’a alors plus rien d’égocentrique.
«Garden of Resistance»
Mudam – Luxembourg.
Jusqu’au 9 janvier 2023.