Le Casino retrouve le duo d’artistes Karolina Markiewicz et Pascal Piron, aux questionnements récurrents sur l’exil et l’identité. Aux récents chaos de l’Histoire, le tandem répond par la poésie, mêlée à l’intelligence artificielle.
En mai 2020, du côté du CNA et entre deux confinements, Karolina Markiewicz et Pascal Piron résumaient en trois lettres leur espoir et leur inquiétude mêlés : «PFH» (pour «Putain de facteur humain » ou «Précieux facteur humain»), formule attribuée à l’astrophysicien Hubert Reeves qui synthétise là le rôle de l’Homme dans l’avancée du monde selon deux extrêmes : sa capacité à s’engager, comme celle, à l’inverse, à fermer les yeux. Entre héroïsme et lâcheté, le tandem artistique a pris position, et répète, au gré des films, des expositions et des démonstrations en réalité virtuelle, l’importance de l’autre dans toutes ses différences – d’autant plus judicieux dans un pays composite comme le Luxembourg.
Une fois encore, donc, il est ici question d’altérité et de devoir de mémoire, en opposition à la rigidité politique, son inhumanité et ses discours de surface. Un choix qui s’inscrit avec pertinence au cœur du Casino, ancien lieu de négociations et de décisions, dès 1951, entre les membres de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). D’ailleurs, l’exposition repart à la source, dresse une vaste table ronde, entourée de fauteuils «prêtés par le Conseil d’État» et garnie de vieux traducteurs «toujours existants», précise Karolina Markiewicz.
Tapis rouge sang et palais des glaces
Seul écart pris avec le passé, ces casques de réalité virtuelle disposés ici et là, invitant à découvrir la dureté du déracinement et cette violence, contrebalancée par l’imagination et le rêve. Soit la vidéo My Identity Is This Expanse relatant le voyage, bien réel, de Yunus Yusuf (13 ans) d’Afghanistan vers le Luxembourg. Au-dessus de cet autel diplomatique, deux barrières de sécurité suspendues dans un équilibre précaire. «Soit elles se brisent et volent vers le haut, soit elles nous tombent sur la tête» en fonction des politiques migratoires menées, note l’artiste.
L’Europe et ses symboles se retrouvent d’ailleurs un peu partout dans le musée : dès l’entrée, avec ce tapis rouge séparant, telle une zone de tension, les drapeaux des 27 de l’Union européenne et ceux de leurs anciennes colonies. Progressivement, le revêtement se délite sous les pieds, et devient poudre couleur sang, comme pour appuyer le «drame de l’exil». Plus loin, on contourne un palais de glaces, palissade de miroirs, attirante mais inaccessible, dont la forme «labyrinthique» correspond aux frontières géopolitiques de l’UE des 27 (sans le Royaume-Uni).
Sur ses parois, des écrans projetant des images d’actualité (comme une manifestation de femmes à Kaboul). Dans un flux continu, celles-ci s’altèrent progressivement, pour ne laisser au final que des cris, des silhouettes et des couleurs dégoulinantes. De minuscules peintures abstraites digitales construites sur le procédé du «data moshing», déjà visibles en 2020 au CNA. «On regarde les images à la télévision et trois jours après, c’est oublié !», soutient Pascal Piron pour expliquer ce processus d’altération qui semble surtout toucher les mémoires collectives.
Des dirigeants politiques qui deviennent poètes
Idem avec cette forme creusée à même le mur du musée. On n’y voit que les contours de ce qui semble être un bateau de migrants en pleine mer. «C’est l’image manquante, celle que l’on veut s’enlever de la tête!», bondit Karolina Markiewicz. D’autres peintures de la même veine, transformant le bleu de l’océan en une surface orange, rappellent de tristes évènements. Comme en 2018 et ce navire d’une ONG, bloqué au large de Malte avec 234 migrants à bord, n’ayant pas eu l’autorisation de rejoindre un port italien… «On les prend ou pas ? On les laisse couler ? C’était atroce», se souvient l’artiste. D’où l’idée de ces couleurs criardes et cette mer de feu. «C’est comme quand on fixe la lumière trop longtemps et qu’elle s’incruste dans la rétine : il y des choses que l’on ne peut pas ne plus voir…»
Face à un monde de brutes, le duo répond également par la poésie – engagée, bien sûr ! C’est même l’axe central de «Stronger than memory and weaker than dewdrops», titre qui fait référence au poème If I Were Another du poète palestinien Mahmoud Darwish (1941-2008). On le retrouve ainsi fragmenté sous la forme de néons, ou mis dans la bouche des dirigeants politiques qui, grâce à la technologie du «deepfake», se font orateurs littéraires et lyriques, transformant l’habituel blabla anxiogène en un discours alternatif embrassant l’altérité – plutôt que de la dénoncer. «Ça marche bien avec le chef du gouvernement polonais Mateusz Morawiecki. Il ferait mieux de lire de la poésie !», s’enthousiasment-ils.
Des jeunes brutalement projetés dans un monde d’adultes
Malgré «l’imperfection du programme», l’idée fait sourire, surtout à la vue d’Angela Merkel s’appropriant les mots de la poétesse afghane Meena Keshwar Kamal (1956-1987), assassinée pour avoir voulu donner la parole aux femmes… «Et on prépare quelque chose avec Xavier Bettel !», promet Karolina Markiewicz. Loin de la supercherie, une dernière salle offre le portatif sensible de neuf jeunes, âgés de 18 à 24 ans, qui racontent «leurs souvenirs, leurs avenirs et leurs voyages» qui les ont tous menés au Luxembourg, en provenance d’Irak, d’Iran, d’Albanie ou encore d’Angola.
Des enfants brutalement projetés dans un monde d’adultes, et en l’occurrence, d’anciens élèves «déterminés» du duo (l’une travaille au lycée technique du Centre, l’autre à celui d’Ettelbruck) qui rappelle, par ce geste, toute la nécessité de l’accueil, de la bienveillance, de la transmission, de l’éducation… Un regard sur l’autre qui s’observe aussi au niveau des collaborations et cette famille d’habitués, soudés autour du couple (Ásta Fanney Sigurðardóttir, Elisabet Johannesdottir, Kevin Muhlen…). Sans oublier d’autres invités, comme au rez-de-chaussée (Max Raybaut et Maija Blåfield) qui parlent, eux aussi, d’exil forcé et d’identité à reconstruire. Le sujet est malheureusement fertile. Mais la riposte l’est tout autant.
Grégory Cimatti
«Stronger than memory and weaker than dewdrops» est à voir au Casino – Luxembourg jusqu’au 30 janvier 2022.