Voilà deux monuments du théâtre au Luxembourg qui prennent leur retraite, sans toutefois s’éloigner trop loin des scènes qu’ils ont contribué à mettre en valeur. Marja-Leena Junker, 70 ans, a fait ses adieux au Centaure, dont elle quitte la direction, tout comme, aux Capucins et au Grand Théâtre, son homologue Frank Feitler, 65 ans. Deux personnages hauts en couleur à la passion commune et intacte. Rencontre.
Voilà de nombreuses années que ce duo œuvre pour donner au théâtre la dimension qu’il mérite au Grand-Duché. L’une dans un petit théâtre voûté, ambassadeur du Luxembourg à Avignon avec ses pièces mordantes. L’autre dans un énorme navire aux spectacles éclectiques, qu’il a inscrit comme l’une des maisons clés en Europe. Deux dimensions différentes mais un esprit pétillant commun, tourné entièrement vers les planches.
On les sent décontractés, et pour cause : ils ont tous deux été gratifiés de l’habituel pot de départ dans leurs maisons respectives. La semaine dernière, entre amis, Marja-Leena Junker a passé le relai à sa protégée, Myriam Muller, à la tête du Centaure.
Au Grand Théâtre, par contre, c’est en grande pompe – avec les salutations chaleureuses de stars internationales – que Frank Feitler a eu la surprise de voir 300 personnes le remercier pour son travail en tant que directeur des Théâtres de la Ville de Luxembourg, dont il lègue les clés à Tom Leick-Burns. « Ça me fait plus léger dans la poche », dit-il.
Si l’une a su rester comédienne et metteur en scène, l’autre s’est entièrement investi dans son rôle de gestionnaire et producteur. Pourtant, réunis ensemble sous une chaleur étouffante, c’est bien de pièces, d’acteurs, de Shakespeare et de multiculturalisme qu’ils parlent. Entretien croisé avec deux passionnés.
Texte : Grégory Cimatti / Photos : Hervé Montaigu
« On ne voit plus de mauvais spectacles au Luxembourg ! »
Le Quotidien : Qu’est-ce que, selon vous, doit-être le théâtre?
Frank Feitler : Les femmes d’abord (rire) !
Marja-Leena Junker : Difficile… Pour moi, le théâtre a surtout été un travail magnifique. Je viens d’une tradition protestante qui croit aux vertus du travail. Et j’ai eu cette chance incroyable de pouvoir vivre d’un métier qui m’a passionnée toute ma vie.
F. F. : C’est aussi du divertissement, de l’amusement. Le théâtre est également un grand bluff, dont le simple but est d’épater les spectateurs. Il a clairement un côté manipulateur. Mais c’est vrai que c’est surtout du travail. Comme disent les Anglais : « It’s not an art, it’s a craft » (« Ce n’est pas de l’art, c’est un métier »).
Et qu’est-ce qu’une bonne pièce?
F. F. : C’est d’abord quelque chose de bien joué, qui atteint le public sans le caresser dans le sens du poil.
M.-L. J. : Pour moi, c’est un texte que l’on ne peut pas s’arrêter de lire. Qui est si intéressant, poignant ou drôle, que l’on est pris tout de suite. Bref, on sait immédiatement si on a affaire à une très bonne pièce… ou non.
F. F. : C’est vrai. On accroche d’emblée, mais pas nécessairement sur tout : un personnage, la façon dont est construite la pièce… Il y a des détails qui marquent. Après, je suis rarement enthousiaste devant un texte. Je ne suis pas, de toute façon, un homme à superlatifs. Disons qu’il y a des pièces qui méritent… et d’autres pas.
M.-L. J. : Il faut aussi dire que c’est tellement rare, une très bonne pièce. La dernière qui m’a fait de l’effet, c’est Orphelins de Dennis Kelly. La lire m’a vraiment éclatée. Je me suis dit intérieurement : « Il faut la monter tout de suite! »
F. F. : Moi, j’en suis resté à Macbeth de Shakespeare. Sûrement parce qu’elle est très difficile à transposer sur scène!
Au Luxembourg, le théâtre a-t-il aujourd’hui la place qu’il mérite?
F. F. : Je crois que oui. En tout cas, on a tout fait pour!
M.-L. J. : C’est certain. Depuis que je suis arrivée au Luxembourg, le théâtre a gagné en qualité et en quantité, et ce, de manière incroyable.
F. F. : Ça tient beaucoup, aussi, à l’évolution de la ville. Depuis 1995, elle a énormément changé. Et c’est une bénédiction, notamment parce que cette évolution a conduit de nombreux non-Luxembourgeois à investir notre capitale. Allez à l’Opéra de Paris, et vous n’y verrez que des Parisiens, avec quelques touristes peut-être. Ici, c’est un véritable mélange de nations, avec une culture différente, une tradition différente, une façon de vivre le théâtre différente. Luxembourg a les airs d’une ville de province, mais ça n’en est pas une. Ce multiculturalisme, c’est une chance énorme.
M.-L. J. : Je mets au défi quiconque de trouver un pays de 500 000 habitants avec une offre théâtrale pareille… Cette effervescence dans tout le Luxembourg est, pour ainsi dire, inouïe. Et surtout, la qualité de cette offre a augmenté ces dernières années. Aujourd’hui, je le clame haut et fort : on ne voit plus de mauvais spectacles au Grand-Duché! Seulement, parfois, des pièces que l’on n’aime pas…
F. F. : Oui, l’évolution que l’on a connue ces vingt dernières années a été formidable. Ça se voit, non?
Justement, parmi vos points communs, vous avez tous deux signé le manifeste pour le oui au référendum, en compagnie de 41 autres acteurs culturels du pays. Un petit commentaire là-dessus?
F. F. : C’est triste, mais au moins c’est clair : la majorité des Luxembourgeois, disons, ne sont pas xénophobes, mais n’aiment pas trop les étrangers et les jeunes. Il faut désormais arrêter les discours du genre « on s’aime, on est tous unis », même si, à mes yeux, l’erreur a été surtout de proposer un référendum aussi mal préparé. Ça correspond à ce conservatisme aigu que l’on observe en Europe. À l’instar de la France et d’autres pays, il y a aussi un Luxembourg « profond ».
M.-L. J. : Il ne fallait pas le faire, ce référendum! Et, soyons honnêtes, tout le monde s’attendait à un non. Mais à ce point… J’ai véritablement pris une gifle, et j’ai mal. Dans ma commune, le pourcentage de oui est de 18 %… De quoi regarder ses voisins différemment.
Avez-vous, professionnellement, des regrets et des satisfactions?
(Ils se regardent et rigolent)
F. F. : Elle a l’avantage de l’ancienneté. Je lui laisse donc la parole!
M.-L. J. : J’ai beaucoup de satisfactions, notamment, comme on vient d’en parler, d’avoir œuvré pour cette qualité. Je suis fière d’avoir participé à cela. Ça m’est très agréable. Des regrets, il y en a toujours : « Qu’est-ce que j’aurais pu faire mieux? » Cette question, on se la pose toujours.
F. F. : Pour moi, c’est sensiblement la même chose. Et puis, c’est un avantage d’être critique avec soi-même. On ne peut pas tout le temps se regarder dans la glace et dire : « Qu’est-ce que je suis beau! » (rire) . Il m’est arrivé de me tromper, j’assume, même si je n’aime pas trop qu’on me le répète…
M.-L. J. : En tout cas, sous ta direction, le Grand Théâtre a été révolutionné. Ça a été un si énorme changement qualitatif. Là, tu n’as pas de regret à avoir. (…) Dans un sens, moi aussi je laisse un théâtre en bonne marche, qui survit depuis 40 ans, qui a une bonne réputation et qui n’a pas de dettes! Je regrette juste d’avoir laissé à mes successeurs tout ce poids du bénévolat. Disons que j’aurais aimé que des postes, comme ceux de la direction administrative et artistique, soient rémunérés. À l’époque, on a commencé comme des amateurs. C’était évident que notre travail ne s’arrêtait pas à la scène. Mais aujourd’hui, au vu de cette progression, on pourrait tout de même imaginer autre chose…
Quel regard portez-vous sur vos maisons respectives?
M.-L. J. : Je viens de le dire : Frank a donné au Grand Théâtre une dimension internationale.
F. F. : C’est normal qu’une grande dame comme Marja-Leena ait réussi à faire du Centaure un théâtre de qualité. Beaucoup d’acteurs de talent sont sortis de cette maison. Et j’ai été content de travailler avec elle – jamais sur scène mais en coproduction.
Que pourriez-vous envier à l’autre?
M.-L. J. : Moi, sûrement beaucoup, mais je ne vois pas ce qu’il pourrait m’envier (rire) !
F. F. : Mais voyons, ta beauté éternelle, bien sûr!
M.-L. J. : En fait, non, je ne l’envie pas, car personnellement, je n’aurais pas pu être à la tête d’un tel établissement, impliquant une responsabilité énorme. Il s’est entièrement dévoué à cette tâche. Moi, jamais je n’aurais pu mettre dans l’ombre mon travail de comédienne et de metteur en scène.
F. F. : Oui, mais moi, contrairement à toi, je n’ai jamais eu la passion d’être sur scène. Ça m’est arrivé une fois, et c’était horrible. Je faisais alors toutes les erreurs que je reprochais aux autres! Quant à la mise en scène, si j’en ai fait, ça n’a pas été les meilleurs des spectacles… Paradoxalement, même si j’ai été professeur, je n’aurais pas pu faire ce qu’a fait Marja-Leena : apprendre le métier d’acteur à d’autres.
Un petit mot sur vos successeurs respectifs?
M.-L. J. : Que dire de Myriam… Elle est tout ce qu’il faut et dix fois plus encore. Elle fait tout tellement bien, et ce, depuis toujours. Elle est venue à mon cours, à 17 ans, toute timide. Je lui donne un poème et, la semaine d’après, voilà qu’elle me le récite, avec les formes en plus! J’étais abasourdie. C’est un talent brut, qui avait tout pour être comédienne. Depuis, elle fait de la mise en scène, du cinéma… tout en élevant trois enfants. Elle mène tout ça de front. (…) En ce moment, elle me met en scène dans Dom Juan et je me dis tout le temps, durant les répétitions : « Mon Dieu, elle fait ça beaucoup mieux que moi! » Et avec son mari (NDLR : Jules Werner) qui l’accompagne, le Centaure est entre de très bonnes mains. Je pars contente… et rassurée!
F. F. : Moi, je voulais avoir quelqu’un de la maison, simplement parce que le Grand Théâtre et les Capucins sont sous régime municipal. C’est assez compliqué, et si on met quelqu’un de l’extérieur là-dedans, il y a fort à parier qu’il perde rapidement les pédales… J’ai connu Tom comme acteur, et un jour, il est venu me voir pour du boulot. Je lui ai confié la gestion d’une pièce en anglais, et c’est là que j’ai vu tout son talent pour la production. Il a alors pris goût à ça. Et comme je ne suis pas éternel, je lui ai conseillé de suivre une formation en management. Et voilà… Il est aujourd’hui bien intégré à l’équipe, et je suis persuadé qu’il va faire ça très bien. Il faut d’ailleurs prendre soin de ceux qui vous entourent. Car seul, on n’arrive à rien. On devient même très seul, puis paranoïaque (rire) .
M.-L. J. : Parallèlement, une équipe n’est bonne que si la direction est bonne.
F. F. : Mais, selon moi, quelles que soient les qualités que l’on a, il faut aimer le théâtre pour être un bon dirigeant. Il y a beaucoup de feeling à avoir dans ce métier.
Qu’avez-vous prévu après?
F. F. : Je vais rassembler mes affaires et faire doucement mes cartons. Parallèlement, je travaille avec Andy Bausch sur un scénario où il sera question de vieux. C’est de circonstance (rire) ! Ensuite, je pars une semaine en août en vacances, car je n’aime pas trop voyager.
M.-L. J. : Je prépare donc Dom Juan (NDLR : qui sera présenté en septembre au Grand Théâtre) et une autre pièce pour le Centaure, Une liaison pornographique , de Philippe Blasband. Je vais aussi jouer du Duras en février pour le TNL ( Savannah Bay ).
F. F : Elle va travailler plus qu’avant!
M.-L. J. : Mais je ne garde que la partie la plus agréable du métier…
F. F. : Je vais aussi me rapprocher de l’art. J’ai un projet également pour monter une farce sur ArcelorMittal. Et on va avoir plus de temps pour venir voir des pièces au Grand Théâtre et au Centaure.
M.-L. J. : Évidemment!
On termine et c’est à vous de bosser. Quelle question avez-vous toujours voulu demander à l’autre…
(Ils se regardent, étonnés)
M.-L. J. : Quand vas-tu arrêter de fumer? Non, en même temps, ça m’est égal. Soyons sérieux. Je voulais savoir, Frank, si tu aurais dû faire jouer, dans ta maison, plus de spectacles créés ici, au Luxembourg, au lieu, seulement, de deux ou trois représentations?
F. F. : J’ai toujours eu, depuis que j’ai commencé, la crainte des salles vides. Rien n’est plus triste, en effet, qu’une salle de trois cent sièges avec 50 personnes. Sans oublier qu’il faut réussir à mobiliser les acteurs un certain nombre de jours et, de surcroît, éviter, d’un point de vue technique, de monter, démonter, monter, démonter, et ainsi de suite… À mes yeux, il faut repenser les structures pour jouer plus, et améliorer, optimiser les coproductions. Mais bien sûr, c’est une évidence que jouer plus, ça fait du bien aux acteurs.
M.-L. J. : En somme, ton point de vue de producteur est le mien, celui d’une comédienne et metteur en scène.
F. F. : Je connais les griefs de chacun, mais aussi les regrets de tous quand il n’y a pas assez de public. (…) C’est à mon tour de poser une question, non? Alors, Marja-Leena, quel est le sentiment d’une Finlandaise au Luxembourg qui joue du théâtre en français?
M.-L. J. : C’est une situation que je n’aurais jamais imaginé possible. Quand j’ai quitté la Finlande et épousé un Français qui m’a emmenée dans ce pays, j’ai oublié mes rêves de théâtre. Je considérais comme impossible de jouer dans une autre langue que la mienne. Finalement, après 30 ans, malgré les difficultés, mon avis a changé…
F. F. : C’est vrai qu’elle a toujours un petit côté finlandais. Non pas pour l’accent, mais on sent qu’elle vient du Nord.
M.-L. J. : Attention, on n’est pas des Scandinaves, qui sont des gens très sérieux, pondérés. Nous, les Finlandais, on a, je crois bien, un petit grain de folie.
F. F. : Ça doit être ça alors (ils rigolent) !
Entretien réalisé par Grégory Cimatti
Marja-Leena Junker en bref
Née le 14 août 1945 (Padasjoki, Finlande). Mariée à un fonctionnaire européen français qui a posé ses valises au Luxembourg il y a près de 50 ans, en 1966, elle se forme au théâtre au Conservatoire de Luxembourg – elle va ensuite y donner des cours d’art dramatique et de diction française. Elle devient la directrice administrative du Centaure en 1984, puis la directrice artistique en 1992 lorsque Philippe Noesen prend la direction du théâtre d’Esch-sur-Alzette. Comédienne et metteur en scène, elle joue – et fait jouer – de nombreux rôles du théâtre classique et contemporain (de Racine à Koltès en passant par Strindberg, Genet, Ibsen ou Williams). Sa mise en scène des Monologues du vagin a été un succès considérable aussi bien au Luxembourg qu’en France (plus de 250 représentations). C’est Myriam Muller qui lui succède à la tête du théâtre du Centaure.
Frank Feitler en bref
Né le 9 mai 1950 (Luxembourg). Après des études en lettres allemandes, il enseigne pendant quelques années la philosophie avant de se tourner vers le théâtre et le cinéma. Frank Feitler est d’abord engagé comme conseiller dramatique au Théâtre de Bâle. En 1989, il accepte le poste de conseiller dramatique au Deutsches Schauspielhaus à Hambourg, sous la direction de Peter Zadek. Parallèlement à sa carrière institutionnelle, il est dramaturge, metteur en scène, scénariste et ce, dans un contexte national et international. Il est également auteur dramatique. En 2001, il devient le directeur des Théâtres de la Ville de Luxembourg (en 2011, il remplace Marc Olinger à la tête des Capucins), et c’est dès le début qu’il fait entrer le Grand Théâtre dans les réseaux de coproduction et de distribution des grandes maisons européennes. C’est Tom Leick-Burns qui lui succède.