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Marie Trintignant, récit d’un féminicide


Marie Trintignant. (photo DR)

Marie Trintignant mourait le 1ᵉʳ août 2003, à la suite de coups portés par son compagnon, Bertrand Cantat. «Accident» selon le chanteur, «homicide» pour la justice : voici le récit d’un féminicide qui ne portait pas encore son nom.

Dans la nuit du 26 au 27 juillet 2003, Marie Trintignant et Bertrand Cantat rentrent vers 23 h 30 à leur hôtel de Vilnius, en Lituanie, où l’actrice tourne un téléfilm sur l’écrivaine Colette. Une dispute éclate. Les insultes fusent, le couple s’empoigne. Vers 5 h 30, le chanteur de Noir Désir demande au frère de Marie Trintignant de venir. «Il m’a dit (…) qu’il s’était disputé avec Marie, qu’il l’avait bousculée et qu’il lui avait mis une gifle, qu’elle allait peut-être avoir un œil au beurre noir», racontera Vincent Trintignant au tribunal. Longtemps, il écoute le «monologue» de Cantat. «Au bout d’un moment, je me suis posé des questions. Je suis retourné dans la chambre de Marie, quitte à la réveiller.» Il soulève la serviette sur le visage de sa sœur : «C’était loin d’être un simple cocard.»

À sa demande, la veilleuse de nuit appelle les secours. À 7 h 16, l’actrice de 41 ans est opérée pour juguler une hémorragie cérébrale. Bertrand Cantat, qui a ingéré des antidépresseurs, est hospitalisé. «Quasiment dans le coma», la police ne peut l’interroger. Le lendemain, la police lituanienne affirme que, lors d’une violente dispute, le chanteur, sous l’effet de médicaments et de l’alcool, aurait frappé et poussé l’actrice qui, se cognant la tête, est tombée dans le coma. Elle ouvre une enquête.

L’actrice subit le 29 juillet une seconde opération. «Médicalement, il n’y a plus rien à faire», affirme le neurochirurgien Stéphane Delajoux. «Malheureusement, on est arrivé beaucoup trop tard.» Bertrand Cantat est placé en garde à vue. Jean-Louis et Nadine Trinignant, parents de la victime, portent plainte à Paris. Au creux de l’été, l’affaire présentée comme un crime passionnel connaît un retentissement médiatique énorme. Le parquet ouvre une information judiciaire pour «coups volontaires» et «non-assistance à personne en danger».

«Pas un crime»

Une reconstitution des faits a lieu avec Bertrand Cantat. L’avocat des Trintignant, Georges Kiejman, exclut l’hypothèse d’une chute. Marie Trintignant est rapatriée à Paris le 31 juillet. «Cela fait à peu près deux jours que son cerveau est mort cliniquement», déclare Stéphane Delajoux. À Vilnius, Bertrand Cantat est interrogé. Tandis que son avocat réclame sa libération, le chanteur déclare : «C’est un accident après une lutte, une folie, mais ce n’est pas un crime.» «Il est essentiel que les enfants de Marie sachent que quelqu’un qui a tué leur mère est en prison», rétorque Nadine Trintignant, évoquant d’autres femmes battues par Cantat. Le chanteur réfute, demande son extradition. Il est écroué.

Le lendemain, l’actrice décède à 10 h 20 d’un œdème cérébral. Le 13 août, l’autopsie conclut que l’actrice a reçu 19 coups, la majorité contre sa tête et son visage. Une seconde expertise confirme les coups mortels. La famille comme l’accusé souhaitent un procès en France, mais l’extradition du chanteur est exclue et celui-ci reste en cellule, dans l’attente de son procès pour «homicide volontaire». Le 21 août, Cantat est aussi mis en examen par un juge français à Vilnius pour «violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner» et «non-assistance à personne en danger». «Pris de furie, j’ai donné de fortes baffes à Marie», admet-il.

À l’ouverture de son procès, le 16 mars 2004, Bertrand Cantat reconnaît «deux allers-retours» et implore le pardon. La défense renonce à plaider le «crime passionnel», alors moins sévèrement puni en Lituanie. Il est condamné à huit ans de prison le 29 mars. «Sa culpabilité est incontestable» mais il «n’a pas voulu les conséquences» de ses actes, estiment les juges. Il est transféré dans une prison près de Toulouse le 28 septembre et obtient sa libération conditionnelle le 16 octobre 2007, après quatre ans et demi de détention. Nadine Trintignant dénonce alors «un signal négatif» envoyé à l’opinion en matière de violences faites aux femmes.

«Sentiment d’indécence»

Bien que silencieux depuis 2002, année de son dernier concert, Noir Désir, référence du rock français, se sépare officiellement fin 2010, le guitariste Serge Teyssot-Gay ayant claqué la porte, évoquant des «désaccords émotionnels, humains et musicaux» avec Cantat. Et un «sentiment d’indécence» autour de «la situation du groupe». Trois ans plus tard, le 18 novembre 2013, Bertrand Cantat publie le premier album du duo Détroit, qu’il forme avec le bassiste Pascal Humbert, et remonte sur scène six mois plus tard. À la radio, Nadine Trintignant commentait : «Je trouve indécent qu’il se reproduise sur scène. Très indécent. Quand on a tué…»

Depuis, et particulièrement au lendemain de #MeToo, tout projet estampillé Cantat déclenche des remous. La tournée de 2018 de l’artiste, à la suite de la sortie de son premier album solo, Amor Fati, était plus polémique que jamais : concerts annulés, manifestations d’associations féministes, invectives… À Grenoble, il fut accueilli aux cris d’«assassin». Et Cantat jette l’éponge le 11 juin 2018, en supprimant ses dernières dates prévues, dont une tournée des festivals d’été. Aujourd’hui âgé de 59 ans, il annonce sur le compte Instagram de Détroit : «Nouvel album 2024».

En 20 ans, le regard sur les féminicides a changé

Décrit il y a 20 ans comme un «crime passionnel», le meurtre de l’actrice Marie Trintignant par son compagnon est à présent considéré comme un féminicide. Les médias, à l’époque, décrivent une «histoire d’amour qui tourne au drame», insistant sur «la jalousie» de Bertrand Cantat. La revue Paris Match affichait en Une le portrait de l’actrice, «victime de la passion».

La presse tend à décrire les meurtres conjugaux comme «une forme d’excès d’amour» depuis le début du XXe siècle, une explication «liée à une certaine conception de l’amour», déclare Giuseppina Sapio, maîtresse de conférence à l’université Paris 8. «Les violences masculines existent à toutes les époques, dans tous les pays. Et les moyens de les euphémiser également.» La couverture de ces faits de société a toutefois évolué, dit-elle : la majorité des médias parlent aujourd’hui de «féminicide» et non plus de «crime passionnel», un terme désormais considéré comme inapproprié.

Lors du meurtre de Marie Trintignant, la presse avait aussi largement relayé le discours de Bertrand Cantat. «On parlait peu d’elle, on minimisait les faits pour développer l’empathie envers lui. Et c’est encore le cas aujourd’hui dans certains articles» concernant des affaires de violences conjugales, regrette Fabienne El Khoury, membre de l’association Osez le féminisme.

Les associations féministes dénoncent ces violences depuis longtemps. Mais c’est le mouvement #MeToo en 2017 qui a permis une «prise de conscience collective», selon l’historienne Christelle Taraud. Le terme «féminicide» s’est progressivement imposé dans le débat public depuis. Ces meurtres de femmes correspondent à «la partie émergée de l’iceberg des violences conjugales», souligne Christelle Taraud, qui a publié l’an dernier l’ouvrage collectif Féminicides, une histoire mondiale.

Des associations ont contribué à médiatiser ce sujet. Dont, en France, le collectif Féminicides par compagnons ou ex, qui réalise au quotidien depuis 2016 un décompte des femmes tuées par leur conjoint. Environ 120 femmes sont victimes de féminicides conjugaux chaque année en France, selon les données du ministère de l’Intérieur.

«Le nombre fait peur, il signifie qu’il y a forcément quelqu’un qui nous ressemble parmi les victimes», relève l’avocate spécialisée dans les violences conjugales Isabelle Steyer. «On réalise maintenant que ces violences touchent tout type de femmes.» La tendance à faire porter la responsabilité des violences à la victime s’est également estompée, mais Françoise Brié, directrice de la Fédération nationale solidarité femmes, déplore toutefois encore «trop de disparités» dans les parcours des femmes victimes, notamment en ce qui concerne leur prise en charge par les autorités, et plaide pour renforcer la formation des policiers et des magistrats spécialisés. Le gouvernement français a récemment prévu la création d’un «pôle spécialisé dans les violences intrafamiliales» dans les tribunaux.