Lynette Yiadom-Boakye, anglaise d’origine ghanéenne, est l’une des nouvelles stars de la peinture figurative. Ce que confirme la rétrospective que lui consacre le Mudam, dans la forme comme dans le fond. Découverte.
Il y a deux ans, à la prestigieuse Tate Britain de Londres, Andrea Schlieker, commissaire de la rétrospective qui lui était consacrée, disait d’elle : «C’est une portraitiste pas comme les autres !» Après un passage par Stockholm et Düsseldorf, la sélection de portraits affichée aujourd’hui au Mudam confirme l’impression.
Oui, le travail de Lynette Yiadom-Boakye, énigmatique à plus d’un titre, happe les regards et ne les lâche plus. Une peinture quasi vivante faite de personnages joueurs, lascifs, mystérieux, comme sortis d’un rêve, semblant sourire ou jeter un coup d’œil depuis la toile dans laquelle ils sont enfermés.
Un pouvoir de séduction qui s’analyse à un double niveau : d’abord par une exploration sérieuse des fondements de la discipline (expression, composition, narration, couleurs). Ensuite par le choix même de ses sujets, tous afro-descendants, aux corps noirs et bruns, se fondant dans le cadre.
À l’heure du «Black Lives Matter» et des réaffirmations identitaires, il est étonnant qu’un tel geste ne soit pas entouré d’un discours militant, surtout quand on connaît l’Histoire de l’art, influencée des siècles durant par la religion, les colonisateurs ou les peintres en quête d’exotisme.
Andrea Schlieker rafraîchit les esprits dans un rapide résumé : «Quand vous visitez un musée occidental et que vous regardez les portraits réalisés au cours des cent dernières années, vous ne voyez que des Blancs!» Pourtant, comme ses doux et discrets portraits, Lynette Yiadom-Boakye préfère la légèreté et l’élégance au combat et au palabre. Ce n’est pas une artiste engagée, mais dégagée, et si posture politique il y a, c’est avec un petit p. Chez elle, le seul acte radical est celui d’une recherche d’équilibre, d’un nivellement naturel, d’une normalité.
Négritude et messages codés
Comme on peut le lire, toujours sur le site de la Tate, l’écrivain et critique Hilton Als a écrit que Yiadom-Boakye «s’intéresse à la société noire, non pas telle qu’elle a été affectée ou façonnée par le monde blanc, mais telle qu’elle existe par elle-même».
Ce que confirme l’intéressée : «La négritude n’a jamais été autre chose pour moi. Je n’ai jamais ressenti le besoin d’expliquer sa présence dans mon œuvre, pas plus que je n’ai ressenti le besoin d’expliquer ma présence dans le monde», explique-t-elle, avant de préciser : «Ce serait beaucoup plus étrange si mes sujets étaient blancs!»
Au Mudam, on a bien compris le message : «Son œuvre interroge la construction de notre regard», dit ainsi Clément Minighetti, commissaire-présentateur, qui enchaîne : «On pourrait imaginer que ce sont des portraits de société, de nos expressions, de nos grimaces, de la façon dont nous nous présentons au monde.»
J’ai toujours été plus intéressée par la peinture que par les gens
En l’absence de débat, ici, ce sont les tableaux, à grande échelle, qui parlent. Et ils ont beaucoup de choses à dire, comme le suggère Lynette Yiadom-Boakye : «Mes compositions sont des condensés, des messages codés, des énigmes.»
Tout tient en effet à une forme d’abstraction. Il y a, déjà, cet accrochage qui évite toute forme de chronologie, selon le souhait de l’artiste, bien que l’on apprenne que ses 67 tableaux disséminés ici et là synthétisent deux décennies de création, le plus ancien remontant à 2003, lors de ses études à la Royal Academy de Londres.
Lynette Yiadom-Boakye n’aime pas la facilité, brouillant les pistes sans en avoir l’air, comme l’explique Andrea Schlieker : «En temps normal, une œuvre peut sembler mystérieuse au premier coup d’œil. Puis vous l’examinez et l’énigme se dissipe… Or, avec son travail, c’est exactement l’inverse» qui se passe.
Sujets fictifs et monde suspendu
Celle qui a été nominée pour le Turner Prize en 2013, a reçu le renommé Carnegie International Prize en 2018 et a investi l’année suivante, avec succès, le pavillon «Ghana Freedom» de la Biennale de Venise, ne dira pas le contraire. Depuis le nom de l’exposition («Fly in League with the Night») jusqu’aux titres impénétrables de ses œuvres – qu’elle voit comme «une marque de pinceau supplémentaire» – Lynette Yiadom-Boakye veut en dire le moins possible. Pas d’explication ni de description. Juste quelques mots servant de tremplin à l’imagination.
Ses portraits – à l’huile sur toile ou sur lin brut – sont tout aussi secrets. Car chaque tableau est d’abord – et surtout – l’exploration d’une humeur, d’un mouvement, d’une pose. Ou mieux, la tentative de sublimer une couleur (comme ces empattements de blanc qui fixent toute la lumière) ou une forme.
D’ailleurs, les personnes qu’elle peint, souvent absorbés dans leurs pensées, seuls ou en groupe, ne sont pas réelles, toutes inspirées d’images trouvées dans des albums de famille et des magazines, ou tirées de ses propres souvenirs et de l’Histoire de l’art (d’où quelques emprunts sensibles à Edgar Degas, Édouard Manet et John Singer Sargent).
«J’ai toujours été plus intéressée par la peinture que par les gens», tranche-t-elle, définitive. Une émancipation qui s’observe également dans les décors et les arrière-plans, au fond neutre, empêchant toute contextualisation (géographique et temporelle). Dans ce théâtre minimaliste surgissent tout de même, parfois, des animaux (perroquets, renards, hiboux) ou un bouquet de fleurs.
Ceux trop rationnels, Lynette Yiadom-Boakye les prévient : «Toute tentative d’explication est vouée à être, au mieux, superficielle, au pire, totalement inexacte.» Restent alors ce monde suspendu, ces figures flottant dans leurs bulles, détachées, écoutant Miles Davis, John Coltrane et Bill Evans. Ce qui est déjà beaucoup.
«Fly in League with the Night» Mudam – Luxembourg. Jusqu’au 5 septembre.