Invité d’honneur du LuxFilmFest, le réalisateur de The Exorcist s’est prêté au jeu de la masterclass depuis son domicile de Los Angeles. Portrait d’un cinéaste de génie qui se définit par ses échecs.
William Friedkin a toujours le temps de raconter une anecdote. Avec le temps, le cinéaste de 85 ans choisit ou non de les embellir avec des détails délicieux. Son imposante autobiographie, The Friedkin Connection (2013), était par ailleurs autant une mise en lumière de son travail de cinéaste qu’une collection exhaustive des histoires dingues qui ont contribué à bâtir sa renommée. Dans les 90 minutes de sa masterclass avec Philippe Rouyer, réalisée à distance pour le LuxFilmFest, il ne se prive pas d’en offrir quelques-unes (et non des moindres) pour le plus grand plaisir des spectateurs.
Cinéaste de légende, William Friedkin a reçu le Lifetime Achievement Award du festival, qui, du fait de son absence, lui a été envoyé par la poste. Dans un message vidéo enregistré, le réalisateur affirmait, lors de la cérémonie d’ouverture, avoir «prévu de venir à Luxembourg. Mais comme toujours, quand on fait des plans, Dieu les entrave…» Puis, amusé, montre le trophée arrivé à bon port. «Avec ça en main, et pendant que le festival continue, je serai au bord de ma piscine. Je me joins à vous par l’esprit, mais je sais que ce sera un super festival. Pourquoi je le sais? Parce que vous le faites exister!», a ajouté le cinéaste confiné de l’autre côté de l’Atlantique, où la quasi-totalité des cinémas sont restés fermés depuis un an.
Sorcerer,
film maudit
La rétrospective consacrée à William Friedkin débutera, elle, demain à la Cinémathèque de la Ville, avec un chef-d’œuvre longtemps négligé, Sorcerer (1977). Comme The French Connection (1971) et The Exorcist (1973) avant lui, Sorcerer pourrait n’être réduit qu’à une scène, entrée dans l’histoire : la traversée d’un pont de corde en camion, qui a demandé à elle seule trois mois de tournage. Le «dieu du cinéma» qu’aime à évoquer Friedkin n’a pas toujours été tendre avec lui, et Sorcerer en est le meilleur exemple : adapté du film de Henri-Georges Clouzot Le Salaire de la peur (1953), cette œuvre monumentale anticipe les tournages chaotiques de Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979) et Fitzcarraldo (Werner Herzog, 1982).
Le film a été écrit pour un tournage en Équateur et trois stars internationales : Steve McQueen, Marcello Mastroianni, Lino Ventura; au final, et au prix d’un budget onze fois supérieur au budget initial (22 millions de dollars contre les deux millions prévus au départ), le film est tourné en République dominicaine avec Roy Scheider, Bruno Cremer et Francisco Rabal. La personnalité colérique du réalisateur, de nombreux techniciens et collaborateurs renvoyés du tournage et la malaria rendent l’expérience invivable pour tous. Et pour couronner le tout, Sorcerer sort enfin en juin 1977, pendant que Star Wars, sorti quelques jours plus tôt, fait sensation, ce qui mène de nombreux cinémas à déprogrammer le film après quelques séances, assurés que l’opéra spatial de George Lucas leur apporterait plus de spectateurs.
Vie, mort et résurrection
Porté aux nues au début de la décennie 1970, William Friedkin devient peu à peu un paria, et l’échec cuisant de Sorcerer précipite la fin du «Nouvel Hollywood». Mais le cinéaste ne renonce pas à ses œuvres visionnaires ni à son tempérament jusqu’au-boutiste. Ainsi, le grandiose Cruising (1980), dans lequel il met en scène Al Pacino en inspecteur de police infiltré dans le milieu gay sadomasochiste de New York à la recherche d’un tueur en série, passe cinquante fois devant la commission de la censure et est amputé de 40 minutes de scènes à caractère sexuel. Puis les associations de droits LGBT protestent contre la sortie du film, les mauvaises critiques pleuvent et Al Pacino se brouille avec Friedkin.
Après un éphémère «come-back» en 1985 avec To Live and Die in L.A., somptueux pendant «West Coast» de The French Connection, la carrière de William Friedkin plonge dans une longue période noire : ses six films suivants ne rencontrent ni succès critique ni succès public, et le réalisateur lui-même ne semble plus trop croire à ce qu’il fait, ses choix semblant devenir de plus en plus hasardeux pour des œuvres tout aussi impersonnelles. C’est quand il revient à ses débuts de réalisateur stimulé par le théâtre qu’il renaît, en adaptant deux pièces du dramaturge Tracy Letts, Bug (2006), un demi-succès mais non moins formidable morceau d’horreur psychologique, et surtout Killer Joe (2011), son dernier film à ce jour.
Après ses débuts de documentariste – genre auquel il revient ponctuellement – William Friedkin compte une vingtaine de films en soixante ans de carrière. «Je n’ai pas fait beaucoup de films, explique le cinéaste perfectionniste à Philippe Rouyer. Pour une raison : quand je fais un film, je dois l’avoir en entier dans la tête et dans le cœur.» Et s’il ne réalise plus depuis une décennie, il ne manque pas de projets, racontant avec une pointe d’outrance «ce qui (le) pousse à continuer encore aujourd’hui» : «J’aimerais faire un film qui puisse être comparé à Citizen Kane.» À coup sûr, la réévaluation de bon nombre de ses films maudits ne manque pas de le placer parmi l’un des cinéastes américains les plus importants, pas loin derrière Orson Welles.
Valentin Maninglia
Masterclass de William Friedkin.
Sur YouTube et industry.luxfilmfest.lu