Réalisateur de légende, génie de la comédie au sein de la troupe des Monty Python, Terry Gilliam était ce week-end dans la capitale pour une master class devant le public du Luxembourg City Film Festival. Rencontre fantasque avec un cinéaste visionnaire.
Dans le salon de l’hôtel où reçoit Terry Gilliam, on croise Ari Folman qui traverse les couloirs d’un pas pressé. Le cinéaste israélien de Valse avec Bachir (2008) et de la récente coproduction luxembourgeoise Où est Anne Frank arrête sa course quelques secondes, le temps d’observer l’ex-Monty Python, forcément en train de faire le pitre.
Ari Folman lâche un mot, destiné à lui-même : «Legend.» Il est facile de cerner Terry Gilliam : le cinéaste britannique (né aux États-Unis, il a renoncé à sa citoyenneté américaine en 2006) ponctue ses phrases d’éclats de rire, qui vont toujours plus dans les aigus. Il parle sérieusement, sans jamais se prendre au sérieux.
C’est de cette manière qu’il a évoqué sa carrière, samedi après-midi, à la Cinémathèque de la Ville de Luxembourg, à l’occasion d’une master class. Il est revenu sur quelques-uns de ses films emblématiques, dont les immenses Brazil (1985) et 12 Monkeys (1995), mais aussi d’autres chefs-d’œuvre : Time Bandits (1981) The Fisher King (1991), Fear and Loathing in Las Vegas (1998), Tideland (2005)…
Le LuxFilmFest lui avait consacré un hommage l’année dernière, mais ne pouvait accueillir d’invités. Terry Gilliam avait fait la promesse qu’il serait présent cette année. Promesse tenue. Quelques heures avant de rencontrer le public, le génie comique devenu cinéaste maudit et farouchement indépendant – son dernier film, The Man Who Killed Don Quixote, a été présenté en 2018 à Cannes après une période de production longue de 30 ans – nous parle de son travail, de son rapport à l’industrie du cinéma et de l’état actuel du monde. Toujours avec humour et sans langue de bois.
Le site internet du magazine américain Variety avait annoncé par erreur, en 2015, votre décès. Puis en 2018, d’autres médias ont remis le couvert. Comment allez-vous, pour quelqu’un qui est déjà mort deux fois ?
Terry Gilliam : Bien ! J’aime cette idée : quand a-t-on la chance de lire sa nécrologie de notre vivant ? Ce que je trouvais particulièrement drôle, c’est que le titre de l’article était « Terry Gilliam meurt à XXX », là où ils auraient dû indiquer mon âge. Je me suis dit : « Je suis mort dans un film de Vin Diesel ? Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? » (il rit)
Ça m’a donné envie de m’amuser, et j’ai donc écrit une lettre au rédacteur en chef de Variety, qui disait – et c’est vrai – que lorsque l’article a été publié, j’étais en Italie, tandis que mon fils était à Londres, et lorsqu’il est arrivé au boulot, son chef est venu lui présenter ses condoléances.
Mon fils a immédiatement écrit un e-mail à ma femme : « Papa est mort ? » Donc j’en ai un peu rajouté dans ma lettre : « Vous devriez vous excuser pour la douleur que vous avez causée à ma famille. Une bouteille ou deux de Château-Margaux serait très aimable. » Ils m’en ont offert deux caisses ! C’était le vin de ma résurrection.
Dans vos films, il est souvent question d’un monde hostile dans lequel un individu tente de trouver un sens à sa vie en allant chercher son propre Graal intérieur. Les temps actuels stimulent-ils votre imagination ?
Absolument pas, à vrai dire. Pendant le covid, j’étais ravi que Twelve Monkeys soit redevenu populaire (il rit). J’aime qu’on se souvienne de ce film, mais les gens disent toujours : « Comment ont-ils deviné? » Comment devine-t-on ce qui va arriver ? On fait attention au monde qui nous entoure, on l’observe, c’est comme ça que l’on voit ce qui va arriver. Ce que l’on n’a pas vu venir, c’est ce qui se passe en Ukraine.
Cela me rend dingue parce que je me sens complètement impuissant face à cela. Des choses affreuses ont lieu, et je ne sais pas quoi faire pour rendre le monde meilleur. En octobre, j’étais à un festival à Odessa, et la semaine dernière, j’ai pris des nouvelles de la jeune femme qui était ma traductrice. Elle a essayé de fuir le pays au début de l’invasion, mais pendant deux jours, sa ville a été bombardée et est restée bloquée.
Aujourd’hui, elle est en Moldavie avec son père et son bébé. Le monde tel qu’il est est vraiment détraqué : l’OTAN a peur de faire quoi que ce soit, et ne veut s’engager que dans une « guerre à l’économie »… Les gens ne sont-ils intéressés que par l’argent ? C’est ça, ce qui va sauver Europe ?
Sur le long terme, peut-être, mais la réalité d’aujourd’hui, c’est ce que des gens meurent et que personne ne vient à leur secours. C’est très proche de nous, ce sont nos voisins. Un monstre est venu s’installer dans le quartier, mais puisque la maison au bout de la rue n’est pas de la même couleur que la nôtre, il a été décidé que l’on n’irait pas l’aider.
Il semble que cette période a eu raison de votre optimisme légendaire…
Il n’en reste pas grand-chose, voire plus rien du tout (il rit). Lorsque j’étais confiné en Italie, j’ai commencé à écrire un scénario. Au début, c’était juste moi qui pestais contre tout ce que je déteste, comme les guerres qui ont lieu en ce moment, mais aussi le fait que tout le monde soit une victime aujourd’hui.
Il faut comprendre une chose : mon identité est la chose la plus importante au monde, pas le sens qui lui est donné par la société. Bref, j’ai commencé à écrire cela et le lendemain, je me suis dit que personne n’allait vouloir voir ça! Donc j’ai commencé à en faire quelque chose de drôle et de très politiquement incorrect. Personne ne va me donner d’argent pour ce truc (il rit)!
Ce sera un autre film incompris de Terry Gilliam…
(Il s’esclaffe.) J’ai toujours dit des choses pour faire rire, mais si l’on imprime ces phrases en gros caractères dans les journaux, ça m’attirerait des ennuis. « Terry Gilliam a déclaré… » Je ne fais pas de déclarations, je discute de choses et d’autres, en cherchant l’humour partout.
Votre univers visuel est très baroque, et ce, depuis l’époque de vos animations au sein des Monty Python. L’esthétique est-elle une porte d’entrée lorsque vous abordez un nouveau projet ?
Je ne réfléchis pas en termes d’identité visuelle, je porte d’abord mon attention sur les personnages et ce que je veux raconter. À un certain moment, pendant l’écriture, des images apparaissent qui vont me faire prendre telle ou telle direction. Il s’agit simplement de trouver un moyen de dire ce que je veux raconter, visuellement ou verbalement.
Lorsque je travaille sur le storyboard d’un film, j’ai le scénario, mais lorsque je commence à dessiner les plans, je ne le regarde pas, je fais fonctionner ma mémoire. Et pendant que je dessine, je peux éventuellement me détacher de ce que j’ai en tête, parce que telle idée est bonne… C’est ainsi que ça marche. Je n’ai pas de processus défini, je teste des choses jusqu’à ce qu’il y en ait une qui fonctionne.
Que vos films soient le résultat de 30 ans de travail ou qu’ils aient un calendrier de production plus classique, on a toujours l’impression qu’ils sont passés par plusieurs phases de déconstruction et de reconstruction…
Oui, ils changent tout le temps, pour une simple raison : je commence avec ce que je veux faire, puis la réalité interfère (il rit)! Quand on n’a pas l’argent, on met un projet de côté ou on l’ajuste selon ce qui est possible. Les films parlent tous de la réalité : il y est toujours question d’argent.
Je ne désirais pas faire de films de studio américain, donc j’ai commencé en Angleterre. Puis, après quelques succès en Amérique, je suis revenu en Angleterre, mais après cela, je n’ai cessé d’aller de plus en plus loin vers l’est de l’Europe : Prague avec The Brothers Grimm (2005), Bucarest avec The Zero Theorem (2013), dont les effets spéciaux ont été réalisés à Sofia…
J’ai bien peur que vous ne puissiez plus aller beaucoup plus loin…
Sauf si je vais en Turquie (il rit) ! Ce que je veux dire, c’est que lorsque l’on fait un film, on va là où est l’argent, ou bien on modifie la distribution pour trouver des acteurs qui apportent de l’argent. Mais chaque problème, chaque changement me permet de garder l’esprit vif, car il s’agit d’un processus très long et ennuyeux.
Lorsque je faisais The Brothers Grimm, les frères Weinstein m’ont collé dans les pattes une bande de types dont le boulot était de créer par ordinateur les plans que j’avais prévu de tourner le lendemain. Je suis allé voir ces mecs et je leur ai dit : « Puisque vous êtes entre vous, pourquoi ne faites-vous pas votre propre film pendant que moi, je fais le mien ? » Car sinon, que fait le réalisateur toute la journée? Il copie leur travail ? C’est chiant. J’aime que chaque jour arrive avec son lot de problèmes.
On a depuis compris qu’être à l’écoute et respecter la volonté des autres n’étaient pas les qualités premières de Harvey Weinstein…
Travailler avec eux a été ma pire expérience. Je les avais surnommés « The Grimmer Brothers » (NDLR : «les frères sombres») (il rit)!
Vous dites que les films sont toujours une question d’argent. Mais la nécessité d’en trouver peut vous amener à faire des choix qui seront par la suite critiqués…
Netflix possède tout! C’est pour cela que les réalisateurs se tournent vers Netflix, ils passent leur temps à chercher de l’argent. J’ai appris quelque chose d’intéressant en venant au Luxembourg : Al Pacino a tourné The Merchant of Venice ici. Recréer Venise au Luxembourg, c’est extraordinaire ! Mais c’est ici que l’équipe a trouvé l’argent pour faire son film, après tout.
Travailler avec (Bob et Harvey Weinstein) a été ma pire expérience. Je les avais surnommés « The Grimmer Brothers » (les frères sombres)!
Et c’est la même raison qui pousse les réalisateurs à se tourner vers Netflix : ils sont assurés de faire leur film. Mais le fonctionnement de Netflix est le même que celui des studios, à commencer par la bureaucratie. Les studios sont remplis de cadres hautement rémunérés qui sont terrifiés à l’idée de prendre la moindre décision, parce qu’ils en seront tenus responsables.
D’un autre côté, les réalisateurs n’ont pas les « muscles » pour s’imposer, à part Spielberg et, peut-être, Scorsese. Nous – tous les autres – avons besoin d’acteurs qui soient bons et « bankables » pour faire un film.
Netflix a contribué à la finalisation et à la diffusion d’un projet inachevé d’Orson Welles, The Other Side of the Wind. Ayant rencontré des problèmes similaires à ceux de Welles durant votre carrière, que pensez-vous de cela ?
J’ai vu le film, et j’aurais préféré qu’il reste inachevé (il rit). À l’époque, Orson Welles se la jouait mec cool, caméra à la main… C’est un cinéaste classique, et soudain, il fait cette connerie à la Easy Rider ? C’est du gâchis. Mais l’avantage que j’ai sur Welles est que j’ai fini mon Don Quichotte ! « Yeah ! »
Vous et Welles êtes de rares réalisateurs ayant connu des problèmes de production sur tous vos films. Ceux que vous avez terminés, du moins…
Étrangement, les seules fois où réaliser un film a été facile, ça a été avec mes trois films hollywoodiens : The Fisher King (1991), Twelve Monkeys et Fear and Loathing in Las Vegas (1998). Et je hais Hollywood, mais ces films ont été rendus possibles.
Pour tous les autres, ça a été la bataille. Je me retrouve habituellement à démarrer la production sans avoir réuni l’argent nécessaire, espérant qu’il apparaisse comme par magie. Si j’ai pu redémarrer The Man Who Killed Don Quixote après toutes ces années, c’est parce que ma fille a rencontré une femme devenue très riche.
Elle menait une vie de bohème, est tombée enceinte; pendant 18 ans, le père n’a pas voulu reconnaître l’enfant. Quand il est mort, la femme a continué à mener sa lutte auprès de la famille de l’homme pendant dix années supplémentaires, avant d’avoir reçu l’autorisation pour un test ADN.
Celui-ci a prouvé que l’homme était bel et bien le père de cette jeune femme, qui est aujourd’hui l’héritière de cette énorme fortune. Lorsque je lui ai parlé de mes propres difficultés sur Don Quixote, elle nous a donné 3,5 millions de dollars.
C’est pratiquement l’une de ces fins heureuses, surréalistes et inattendues, comme on en trouve dans vos films…
Malheureusement, l’histoire ne s’arrête pas là : depuis que nous avons fini le film, il y a eu quatre ans de batailles juridiques. Nous avons eu la chance d’aller à Cannes, mais (le producteur) Paulo Branco passe son temps à poursuivre tout le monde en justice et à faire fuir les bons distributeurs.
Puis en novembre, j’ai finalement appris par la cour de cassation que nous avons gagné l’affaire, puis gagné une nouvelle fois en appel. Le film est enfin à nous !