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[LuxFilmFest] Tant qu’il y a du cinéma, IA de l’espoir


Vicky Krieps fait une apparition dans "About a Hero", long métrage entre documentaire et mystère dont le scénario a été généré par une IA. (Photo : Film Constellation)

Entre surprenantes expériences immersives et un étrange documentaire défiant tout sens de la logique et de la réalité, l’intelligence artificielle (IA) s’invite au LuxFilmFest… et nous invite à réfléchir sur son rôle grandissant en art comme en société.

La grève de 148 jours entreprise en 2023 par les scénaristes de Hollywood pour protester contre l’utilisation grandissante, sinon abusive, de l’intelligence artificielle les productions audiovisuelles, n’y aura rien fait : partout, la révolution IA est en marche. Au LuxFilmFest aussi, qui met un point d’honneur à être au fait des dernières avancées technologiques du monde audiovisuel et des nouveaux modes de narration. À la différence qu’ici, le recours à l’IA est un thème central des œuvres qui l’utilisent : il s’agit de la remettre en question, de la déformer, d’en proposer un regard critique, sans pour autant se refuser à être tantôt amusé, tantôt émerveillé, par ses capacités. L’IA est un outil de travail comme un autre dans les œuvres de l’artiste belge Eva L’Hoest, au même titre que les matières tangibles qui composent ses sculptures, mais c’est bien son usage qui questionne la main, et par extension le geste artistique, comme un deuxième cerveau progressivement remplacé par des processus automatisés et des algorithmes (l’exposition «The Mindful Hand» est visible au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain jusqu’au 11 mai).

Pour sa 8e édition, le Pavillon VR, à Neimënster, a été rebaptisé Immersive Pavilion. Et pour cause : l’inclusion de deux œuvres ayant recours à l’IA rend d’une certaine façon caduque l’idée d’une «réalité virtuelle», au profit d’une immersion totale dans une monde réel déjà augmenté. Avec son titre tant amusant qu’aguicheur, AI & Me : The Confessional and AI Ego n’a d’ailleurs, à première vue, rien de très futuriste : son installation minimaliste consiste en une caméra reliée à un mini moniteur, devant laquelle le spectateur-acteur prend place. Comme dans un photomaton ouvert, il suffit de fixer l’objectif et, en une poignée de secondes, l’appareil procède à une analyse du visage qu’il vient de capturer dans sa boîte noire et recrache en quelques phrases le portrait que la machine fait de l’humain.

L’installation « IA & Me » raconte à qui veut bien se prêter à l’espérience ses quatre vérités (Photo : margaux gatti/luxfilmfest)

Mise au point par le duo d’artistes mots (les Roumains Daniela Nedovescu et Octavian Mot) en collaboration avec le studio allemand Zauberberg, l’installation vise à vous dire vos quatre vérités, sans filtre. La machine commence à donner ses impressions en jugeant ce qu’elle voit, si elle vous aime ou pas – pour les malheureux qui verront leur reflet dans l’écran barré du mot «UGLY» («moche»), l’expérience s’arrêtera ici. Ceux qu’elle dit aimer lui donneront matière à «rêver» mais ne seront guère plus couverts de compliments, au mieux gentiment moqués, au pire carrément insultés, pour leurs cheveux en bataille ou leur barbe mal entretenue, quand l’IA ne juge pas un front trop large, un nez trop gros, un menton trop proéminent, un léger surpoids… Mais figureront tout de même dans la deuxième partie de l’expérience, qui intègre le portrait, modifié selon le jugement de l’IA, et placé dans des mises en scène absurdes, diffusées sur un ensemble d’écrans à tube cathodique. Une grande opération de distorsion du réel qui, en tapant à côté, vise forcément juste dans ce qu’elle communique à l’humain de la confiance qu’on place en la machine et, donc, de l’influence qu’on lui laisse opérer sur nous.

C’est un autre degré d’interaction entre l’homme et la machine qui se développe dans Tulpamancer, une expérience mélangeant IA et VR, d’un autre duo d’artistes, l’Italien Marc Da Costa et l’Américain Matthew Niederhauser. Dans une sorte de bureau abandonné, devant un ordinateur archaïque, le sujet de l’expérience est invité à répondre à une série de questions intimes, qui en appellent à sa mémoire récente (se souvenir des visages que l’on a croisé le matin même) et lointaine (décrire les premiers souvenirs de sa chambre d’enfance) ou à ses inquiétudes profondes (confier à la machine la façon dont on imagine notre propre mort). Un exercice qu’il convient d’aborder avec sincérité, sans ironie ni cynisme : plus le récit que l’on choisit de partager avec l’IA est précis et détaillé, plus la seconde moitié de l’expérience semblera pertinente.

Celle-ci se vit comme n’importe quelle autre expérience immersive : casque VR sur la tête, le sujet retrouve sa place de spectateur. L’IA se lance alors dans un récit personnalisé, reprenant les éléments qu’on lui a donné à digérer et qu’elle inclut dans sa science du rêve. Si Tulpamancer, par son ampleur et pour ce qu’elle offre d’onirisme et de poésie, enchante et impressionne, sa finalité rejoint celle de l’installation AI & Me, à savoir qu’elle cherche à pointer les limites et défauts de la machine. Cela passe par du «glitch» dans la voix humanoïde, l’imperfection des images, la réutilisation de mots ou expressions telles qu’elles ont été tapées sur le clavier et, donc, l’incapacité de l’IA à créer une narration quand les détails manquent – là où beaucoup sont terrifiés par le côté «intelligent» de l’IA, Tulpamancer souligne surtout son «artificialité», obligée qu’elle est d’agir selon l’imagination, le vocabulaire et les intentions de l’humain.

«Aucun ordinateur ne fera un film aussi bon que le mien en 4 500 ans» : la sentence, définitive, est signée Werner Herzog, premier détracteur de l’intelligence artificielle. Il n’en fallait pas plus au réalisateur polonais Piotr Winiewicz pour nourrir, à partir de 2018, un programme d’IA de tous les films, textes et entretiens donnés par le maître allemand du cinéma. Il faut dire qu’Herzog, au-delà de sa filmographie incomparable et exemplaire, possède un phrasé unique et un vocabulaire fleuri. Dans l’étrange long métrage de Winiewicz, About a Hero, c’est un «deepfake» auditif de Werner Herzog, généré par cette même IA nommée Kaspar (en référence, on le suppose, à Kaspar Hauser, un personnage emblématique de sa filmographie), qui emmène le spectateur au cœur d’un mystère, celui de la mort d’un employé d’usine, un certain Dorem Clery, dans une ville imaginaire d’Allemagne.

Véritable curiosité, About a Hero l’est d’abord parce qu’il a été sélectionné par le LuxFilmFest dans sa compétition documentaire : s’enfonçant dans un mystère toujours plus épais, plus proche de David Lynch que de l’univers d’Herzog, ce film, dont le scénario défiant toute logique est encore «écrit» par l’IA Kaspar, joue avec les codes du film noir, du reportage et du récit méta. «Il est conseillé aux spectateurs de faire preuve de prudence et de ne pas se fier aux composants visuels et auditifs» du film, peut-on lire en introduction, tandis que le Herzog artificiel ou d’autres acteurs bien réels, mais récitant un texte généré par ordinateur, bouclent la boucle en pointant les incohérences et les trous du scénario, quand ils ne glissent pas des répliques pleine d’ironie («Il faut être gentil avec les machines», entend-on par exemple, tandis que le faux Herzog finit par avouer : «Je ne comprends pas où va ce film»). Si About a Hero est une provocation, son aspect documentaire – authentique, autant qu’on puisse le considérer comme tel du moins – nous dit le contraire, donnant de vraies clés au spectateur pour enrichir la discussion à laquelle ouvre le film. Car derrière l’esthétique léchée, le second (voire troisième ou millième) degré et ses évocations d’un avenir post-humain, le réalisateur maintient l’ambivalence sur son rapport à la technologie, comme une manière de respecter le conflit entre fascination et scepticisme qui plane au-dessus de nos têtes. En étant tout à fait honnête quant à son usage de l’IA, le film ne cesse de mentir; pour une discussion sur le sujet, voilà qui est un bon début.