Présenté dimanche soir au LuxFilmFest, le docu-fiction An Zéro imagine le pire : une catastrophe nucléaire à la centrale de Cattenom. Son coréalisateur Julien Becker raconte les enjeux de ce film catastrophe tourné en pleine pandémie.
Après un contretemps qui a empêché la tenue au téléphone de notre entretien dimanche matin, le coréalisateur du docu-fiction An Zéro Julien Becker accepte par retour de mail, tôt hier matin, que l’on réalise l’interview dans le courant de la matinée. Au moment où le mail est envoyé, un article publié sur le site du Lëtzebuerger Journal révèle que la chaîne franco-allemande ARTE, qui diffusera le film le 21 avril, a détourné le travail de la documentariste Myriam T. Le long métrage de 90 minutes, présenté dimanche soir au LuxFilmFest et encore disponible au visionnage sur la plateforme en ligne du festival, ne répondrait ainsi plus à la vision initiale de la coréalisatrice. Une polémique naissante qui, forcément, affecte Julien Becker.
Produit par la société Skill Lab, basée à Esch-sur-Alzette, An Zéro – Comment le Luxembourg a disparu part de l’hypothèse – malheureusement probable – d’une catastrophe à la centrale de Cattenom, à quelques kilomètres de la frontière avec le Luxembourg, pour explorer l’après. Le film questionne tout un panorama de problématiques inhérentes à la sauvegarde d’un pays potentiellement inhabitable, depuis l’évacuation de la population jusqu’à son replacement chez nos voisins européens, en passant par les problèmes que rencontrerait un gouvernement en exil, la sauvegarde de la langue et de la culture luxembourgeoises, et l’inévitable question financière.
Pour réfléchir à ces questions, le film invite de nombreuses personnalités de tous bords, dont la ministre de l’Environnement, Carole Dieschbourg, et le ministre de l’Aménagement du territoire et de l’Énergie, Claude Turmes. Mais la réflexion est aussi le rôle de la fiction, qui met en images cet «an zéro» dans une volonté de science-fiction antispectaculaire et néanmoins pétrifiante d’efficacité. Julien Becker y met même en scène quelques visages bien connus (dont les deux stars de la série Capitani, Luc Schiltz et Sophie Mousel). Le réalisateur, qui habite de l’autre côté de la frontière, tout près de la fameuse centrale, raconte la genèse du film et réfléchit à la possible catastrophe au cœur du film.
Il y a beaucoup de documentaires sur le nucléaire : c’est très intéressant, mais il manque souvent l’empathie
An Zéro parle d’une catastrophe qui concerne tout un pays. Comment gérez-vous votre propre angoisse par rapport à cela?
Julien Becker : L’origine du projet vient de Nima Azarmgin : il a discuté de l’idée d’un docu-fiction avec Jean Huot, puis ils nous ont proposé le projet. C’est une des peurs de Nima. Moi, je pense être une personne lambda : je vis très près de la centrale mais je vis avec, et je l’oublie. Mais ça me concerne et ça concerne tout le monde ici. Je crois que le Film Fund a été lui aussi très rapidement convaincu par l’idée, quand on a commencé à travailler sur le projet en 2016. Le but du projet était d’avoir une forme hybride. Il y a beaucoup de documentaires sur le nucléaire : c’est très intéressant, mais il manque souvent l’empathie, l’aspect émotionnel qui fait qu’on peut se rattacher à la situation. On parle de faits, mais on a voulu ajouter cette partie fictionnelle pour que les gens puissent se projeter, ressentir des choses proches de celles que les personnages ressentent à l’écran.
Vous avez tourné l’année dernière, en pleine pandémie. Outre les liens qu’on peut tisser entre l’actualité des deux sujets, a-t-il été difficile de filmer une telle histoire en respectant le protocole sanitaire?
On a eu pas mal de chance sur la partie fiction : début juillet, on était le premier tournage à reprendre au Luxembourg, en respectant notre calendrier. C’était plus difficile pour les interviews, qui devaient avoir lieu en avril et qui, finalement, se sont étalées entre août et septembre, avec des entretiens additionnels en octobre. Comme pour tout documentaire, on le construit au fur et à mesure des entretiens, on était donc très dépendants de la disponibilité des gens. C’était le plus gros challenge.
Vous réalisez à deux, chacun gérant un aspect du film. Vous interdisiez-vous d’épauler l’autre sur sa partie?
Notre travail respectif était effectivement séparé, mais on fait le même film : ça doit être cohérent, fonctionner dans son ensemble, avec la fiction et le documentaire qui se répondent. Le dispositif est très net, et c’était voulu.
La possibilité d’une telle catastrophe concerne aussi vos acteurs, y compris les plus jeunes. En avez-vous discuté avec eux?
On a eu des discussions, oui. Tout le monde est concerné de la même façon : certains sont plus ou moins conscients, avec cette idée assez répandue au Luxembourg que « Cattenom, c’est problématique depuis toujours, j’aimerais que ça ne soit plus là ». De façon générale, les habitants et les différents partis politiques sont assez unanimes sur le rejet de cette centrale. D’autres gens, comme moi, sont moins conscients et éludent le sujet. D’autres encore disent : « À chaque fois que je passe devant, quand je vois la fumée, je me demande ce qui se passera si ça pète. » C’est donc quelque chose qui est là, au Luxembourg et dans la région. Les gens y pensent régulièrement. Certains des acteurs se sentaient plus touchés que d’autres, mais tous étaient d’accord pour dire que le sujet est important et qu’il faut en parler. C’est moins le cas pour les enfants, qui sont des acteurs non professionnels. Avec eux, on n’a pas abordé le sujet de manière frontale.
Pour les frontaliers luxembourgeois et français, il y a un problème supplémentaire : celui de l’usine Knauf, à Illange, qui fabrique de la laine de roche et qui est elle aussi un désastre environnemental…
J’ai aussi participé à des manifestations contre cette usine. Un film comme An Zéro parle aussi de la réflexion citoyenne, de l’envie de s’exprimer, de dire : « C’est bien beau tout ça, mais la population en pense quoi, elle? » Il y a eu une réunion publique du conseil municipal pour Knauf, et quand on voyait les arguments avancés par le maire en place, on se rend compte d’une réalité : on balaye assez vite la dimension écologique, toujours victime d’un certain mépris au profit de l’économie. Mais la population a envie de s’exprimer, de donner son avis. C’est dans l’air du temps, et notre film est l’occasion que les gens s’emparent du sujet.
Croyez-vous qu’il est difficile pour les Luxembourgeois de se faire entendre sur ces questions?
L’État luxembourgeois fait des choses. Xavier Bettel s’est lui-même exprimé publiquement sur le fait qu’il serait prêt à aider financièrement à la fermeture de la centrale. Mais la catastrophe serait d’une telle ampleur qu’on se demande si l’État pourrait faire plus. On n’accuse personne, ni maintenant ni à aucune époque. On voit dans le film que les questions se posaient déjà il y a vingt ans et plus, quand le Luxembourg ne se préoccupait pas autant des questions environnementales. La majorité en place était issue de la droite conservatrice; en France, cette même droite est pro-nucléaire. Bien sûr, quand les pompiers interviewés dans le film sont questionnés sur leurs moyens et ce qu’ils peuvent faire, on ne peut pas exiger d’eux qu’ils aient une force d’intervention spéciale avec des milliers de bus prêts à partir du pays, ce n’est pas possible.
Si on a fait ce film, c’est parce qu’il y a un risque et qu’on voulait parler de ce danger pour le pays
Votre coréalisatrice, Myriam T., a expliqué hier dans le Lëtzebuerger Journal pourquoi elle ne valide pas cette version du film pour sa partie documentaire; qu’en est-il de la partie fiction, que vous avez réalisée?
Je n’ai pas changé le concept utilisé dans le documentaire, qui est celui de Myriam T. Il y a eu des coupes sur la longueur : ça fait partie du processus quand on travaille avec une chaîne, qui fait ses commentaires à partir du moment où on lui présente un « rough cut », un premier montage. Il faut que le film marche de façon cohérente dans son ensemble; c’est là qu’il y a eu des désaccords sur ce qui est dit et ce qui est coupé. Je ne suis pas d’accord quand on dit qu’on donne une mauvaise image du Luxembourg. Le projet est tout le contraire. Si on a fait ce film, c’est parce qu’il y a un risque et qu’on voulait parler de ce danger pour le pays. On voulait mettre en images une situation qui n’est pas impossible, elle est même probable, et il faut en discuter. Comme dans tout projet, nous avons dû accepter des compromis afin que le docu-fiction soit réalisé et bien entendu diffusé, et qu’ainsi le débat soit lancé. Il est très dommage que la collaboration s’achève ainsi, mais j’espère vivement que les spectateurs seront au rendez-vous afin de se faire leur propre avis sur le résultat.
Il reste un an à l’Allemagne, acteur majeur de l’Union européenne, pour sortir du nucléaire. Est-ce encourageant pour l’avenir de ses voisins européens, notamment français, qui éludent encore la question?
Le problème du nucléaire, c’est le serpent qui se mord la queue : on met tellement d’argent dedans que tout ce qu’on développe et qui est renouvelable n’avance pas assez vite. Alors on se retrouve avec des arguments faciles, pour dire par exemple qu’en Allemagne, on arrête le nucléaire mais on fait brûler du charbon, ce qui n’est pas bon pour le climat. Ce n’est pas faux, mais la discussion est plus complexe. Avec An Zéro, on n’a pas trouvé un sujet rare qui va lancer des vocations. Mais ces questions reviennent maintenant sur le devant de la scène, notamment quand on propose d’augmenter le temps d’exploitation des centrales à quarante, cinquante ans. C’est maintenant qu’il faut en parler.
Valentin Maniglia
An Zéro – Comment le Luxembourg a disparu,
de Myriam T. et Julien Becker.