The Fantastic et A Thousand Cuts, deux puissants documentaires politiques, réfléchissent au pouvoir des images et leur rôle au sein d’États totalitaires.
Tout, ou presque, semble opposer The Fantastic et A Thousand Cuts. La durée, d’abord : trente minutes pour l’un, près de deux heures pour l’autre. Le style, aussi : quand The Fantastic prend un regard presque aérien, impalpable, aux intervenants sans nom ni visage, A Thousand Cuts affronte son sujet franchement, avec des personnalités, elles, bien connues. Le point de vue, enfin : les témoins interrogés dans The Fantastic reviennent sur leur passé, tandis que les caméras de A Thousand Cuts filment les dangers d’un monde on ne peut plus au présent. Ce qui lie les deux films, finalement, est le récit de deux dictatures, l’une à peine maquillée en démocratie (les Philippines de Rodrigo Duterte) et l’autre qui joue la carte de l’autoritarisme extrême (la Corée du Nord de Kim Jong-il).
L’autre point commun entre le court métrage de la Finlandaise Maija Blåfield et le long de la Philippine Ramona S. Diaz est le choix d’un récit qui s’intéresse, dans la forme comme dans le fond, aux images. Celles ici filmées et montées, bien sûr, mais aussi celles, au sens figuré, que l’on renvoie vers ou depuis un pays où les droits de l’homme ne sont qu’une idée étrangère que les gouvernements ne se sentent pas tenus de respecter. La donne est changée grâce aux nouvelles technologies, mais si internet est la principale arme de l’opposition civile au président philippin (en particulier avec le site d’investigation Rappler et sa cheffe, Maria Ressa, qui sont l’objet du documentaire), il n’est accessible qu’à 1 % de la population nord-coréenne.
Monde factice et «fake news»
Dans le pays le plus fermé du monde, toute évasion, physique ou illusoire, est prohibée. Mais pour les habitants vivant à proximité de la zone démilitarisée qui fait face à la Chine, il est facile d’en sortir pour quelques heures, comme il est facile d’importer des produits de contrebande. Ce qui intéresse les jeunes femmes et hommes qui témoignent dans The Fantastic, ce sont les films. Des cassettes vidéo de films, principalement américains, consommés à l’insu du régime, qui donnent à voir aux Nord-Coréens le monde extérieur tel qu’il est dépeint par Hollywood. Fascinés par le grand spectacle que leur donnent à voir des films comme 2012 (Roland Emmerich, 2009), Die Another Day (Lee Tamahori, 2002), First Blood (Ted Kotcheff, 1982) ou encore The Matrix (Lana & Lilly Wachowski, 1999), et sans bouder leur plaisir, ils sont plus interloqués par le portrait que certains de ces films peuvent faire de la vie quotidienne, plutôt que de leur abondance d’effets spéciaux. Le barbecue du week-end entre voisins, les relations hommes-femmes, le traitement de la sexualité, sont autant de choses qui paraissent presque de la science-fiction aux yeux des spectateurs de Corée du Nord.
Sur le même continent, beaucoup plus au Sud, les Philippines, elles, gardent le titre de démocratie, malgré le régime quasi totalitaire de Duterte. Les images, cette fois, choquent l’œil extérieur : face à Maria Ressa, le futur président philippin, en 2015, confesse, sans sourciller, qu’il «tue des gens». Le mot revient souvent durant son mandat : à chaque meeting, en réalité. Ceux qu’il veut voir morts, ce sont les personnes liées de près ou de loin à la drogue, dans une véritable guerre qui laisse régulièrement des cadavres exposés dans la rue. Ce sont aussi les journalistes comme Maria Ressa, qui osent dénoncer ouvertement les dérives de Duterte. La démarche diffamatoire envers Rappler est quasi similaire à la croisade de Donald Trump contre les «fake news»; la différence est qu’aux Philippines, les limites sont plus facilement franchies. Maria Ressa, nommée parmi les «personnalités de l’année 2018» dans Time, a été arrêtée deux fois en 2018 et 2019, et en juin 2020, jugée coupable de diffamation et condamnée à six ans de prison, pour lesquels elle a fait appel.
Réalité brute ou réimaginée
En racontant, dans un véritable double choc filmique, les images que l’on interdit de voir (The Fantastic) et celles que l’on ne veut pas montrer (A Thousand Cuts), les deux documentaires donnent à réfléchir sur le rôle de celles-ci dans les pays concernés, mais aussi dans le monde extérieur. Avec, parfois, des liens amusants : à l’intérêt notable pour le cinéma «mainstream» américain, dans The Fantastic, répond l’apparition imprévue de George Clooney dans A Thousand Cuts, qui met à l’honneur Maria Ressa lors d’une conférence pour la liberté de la presse, organisée à travers sa fondation. Toujours intelligemment, les deux films creusent, dans la réalité brute ou réimaginée (les plans froids de The Fantastic se transformant peu à peu, à coups d’effets numériques légers, en bandes vidéo), les liens entre totalitarisme, illusions et réalités fabriquées derrière des réalités sinistres.
Les deux films seront présentés ce week-end au LuxFilmFest. The Fantastic est disponible dès ce samedi sur la plateforme en ligne du festival; A Thousand Cuts sera visible ce dimanche à 14 h à l’Utopia, puis disponible «online» à l’issue de la projection.
Valentin Maniglia
The Fantastic, de Maija Blåfield.
A Thousand Cuts, de Ramona S. Diaz.