Bad Luck Banging or Loony Porn, coproduction luxembourgeoise fraîchement récompensée à Berlin, fait sensation. Un brûlot politique hors de tout genre, délicieusement jubilatoire, signé Radu Jude.
Le pari était risqué : commencer un film d’art et essai par une séquence pornographique amateure. C’est pourtant celui que le cinéaste roumain Radu Jude a relevé, avec, à la clef, le fameux Ours d’or, récompense ultime de la Berlinale, une première pour une coproduction luxembourgeoise (Paul Thiltges Distributions). Une scène placée en exposition, avant même le générique, traduisant à la fois le malin plaisir de Radu Jude de donner à son film une entrée choc, et conscient du fait qu’elle est donnée au spectateur dans le simple but qu’il se fasse sa propre opinion, étant donné que l’enjeu moral du film tout entier tourne autour de ladite vidéo.
Dans Bad Luck Banging or Loony Porn (délicieux titre qui pourrait se traduire par «Baise malchanceuse ou porno timbré»), le réalisateur, déjà récompensé à Berlin pour Aferim!, en 2015 (Ours d’argent du meilleur réalisateur), utilise donc le «niveau zéro» du cinéma, qui ne requiert aucune maîtrise technique, comme porte d’entrée à une œuvre d’art totale, qui déroule ses fondations en trois actes et un épilogue, tous plus fous les uns que les autres, pour dresser un portrait au vitriol de la société roumaine, mais aussi de son histoire et de son folklore. La sextape en question «est le centre du film», affirmait Radu Jude dans un entretien posté sur le site internet du Hollywood Reporter. «J’ai mis (cette scène) au début car nous savons qu’il y a un lien entre cinéma et voyeurisme (…) Pour cette raison, il était essentiel que ce porno amateur soit vu.»
Tribunal à ciel ouvert
En réponse directe à son incipit, le dernier acte de Bad Luck Banging or Loony Porn met en scène un conseil de classe à l’issue duquel Emi (Katia Pascariu), la professeure qui apparaît avec son mari dans la fameuse vidéo publiée sur internet, gardera ou perdra son poste, selon le vote des parents d’élèves. Dans ce tribunal à ciel ouvert très stylisé (à mesure que la nuit tombe, la cour intérieure de l’école, comme les visages des personnages, sont éclairés de différentes couleurs), Radu Jude pose la question au spectateur : si son enfant était dans cette classe, que voterait-il? En d’autres mots, et pour aller plus loin : l’obscénité se cache-t-elle dans les images pornographiques – qui, bien que mises à disposition de tous, relèvent strictement de la vie privée – ou dans la valeur morale du débat?
Ainsi qu’il en va en société, ce sont bien les parents, et non les élèves d’Emi, qui sont invités à porter un jugement sur ses actes. Du pain béni pour Radu Jude, qui expose alors une galerie de personnages allant du grotesque au détestable, cherchant à assembler un trombinoscope exhaustif d’une société roumaine méprisante, raciste, misogyne, et corrompue. Selon le cinéaste, lui-même père de deux enfants, «l’éventualité que les parents puissent avoir leur mot à dire sur le processus éducatif est effrayante», tel qu’il l’a formulé dans un entretien au site spécialisé Cineuropa. Ayant «assisté à de nombreuses rencontres parents-professeurs (…), chaque fois que la conversation tourne autour des enfants, les véritables valeurs des parents (sont) mises sur la table». Dès lors, il est normal que le film se termine par une incursion sauvage et réjouissante dans le fantastique et le pseudo-gore, comme un doigt d’honneur dressé et bien visible envers l’hypocrisie de la pudeur.
Réinventer la narration
Malgré l’humour noir et la provocation, Bad Luck Banging or Loony Porn se refuse au genre : film d’auteur abstrait, essai politique, comédie noire, le film est, dans son unicité, hors de toute catégorisation, que finissent d’affirmer ses touches d’horreur et de porno. Pourtant, «je considère tous mes films comme de véritables comédies», attestait le réalisateur à Cineuropa. «Ils sont peut-être dénués d’humour, mais ce sont des comédies, si vous me permettez le paradoxe.» Comment lui refuser, à lui qui construit savamment son film sur la base d’une réflexion politique et philosophique dans laquelle prévaut sa façon de réinventer la narration?
Car loin d’être un film linéaire, le brûlot de Radu Jude est pour le moins perturbant. Son premier acte, d’environ trente minutes, est une succession de lents panoramiques qui suivent Emi déambuler dans les rues de Bucarest. Les plans commencent longtemps avant, et finissent longtemps après, l’apparition dans le cadre du personnage, avec des mouvements de caméra surprenants qui s’attardent sur des scènes de la vie réelle : un chauffeur de bus chasse une femme rom, un panneau publicitaire qui promeut le test anti-Covid oropharyngé avec, pour légende : «Elle aime quand c’est profond»… Et la dénonciation de l’obscénité du monde actuel distillé dans cette première partie explose dans la deuxième, sous la forme d’un abécédaire de l’indécence, où l’histoire de la Roumanie est mise en relation avec des thématiques universelles. Radu Jude juxtapose les mots «Ceausescu» et «fellation», «cinéma» et «ville» ou encore «Covid-19» et «changement climatique». C’est le moment le plus risqué de l’œuvre; c’est aussi à partir de là que Bad Luck Banging or Loony Porn fait éclater sa monumentale réflexion.
Bad Luck Banging or Loony Porn, de Radu Jude.