Membre du jury de cette 15e édition du LuxFilmFest, le réalisateur espagnol Albert Serra y a également présenté en compétition documentaire Tardes de soledad, un film sans concessions, sans pitié et fascinant sur la corrida, en suivant la star de cette pratique controversée, le torero Andrés Roca Rey. Interview.
On le surnomme le «Lionel Messi de la corrida» : c’est vrai qu’avec son visage rond, ses petits yeux noirs et sa bouche pincée, il y a comme un air de ressemblance avec l’octuple Ballon d’or argentin. Le Péruvien Andrés Roca Rey doit surtout son surnom à son statut de star de la tauromachie, le numéro 1 mondial qui remplit les arènes grâce à son sens du spectacle, sa prise de risque, sa fluidité et son élégance. Pour les aficionados de cette pratique controversée, «Roca» est tout simplement indépassable; pour ses détracteurs, il est un symbole de la barbarie humaine envers les animaux. Le réalisateur catalan Albert Serra en a fait le sujet de son premier documentaire, Tardes de soledad, un regard unique et sans précédent sur la corrida, où la flamboyance des images côtoie la violence extrême, jamais dissimulée, d’une tradition anachronique.
Une seule image suffirait à résumer le propos du cinéaste : celle de Roca en coulisses, après une énième mise à mort, son costume pimpant et précieux tâché par une grosse flaque de sang. Mais Tardes de soledad, avec sa construction cyclique et répétitive, qui alterne les séquences dans l’arène en donnant une impression de temps réel, et une caméra fixe qui scrute le torero en coulisses et dans sa voiture, avant ou après les affrontements, propose bien plus qu’une évocation artistique de la beauté et de la violence. On retrouve l’obsession du réalisateur de Pacifiction (2022), La Mort de Louis XIV (2016) et Liberté (2019) pour les figures de pouvoir, vaniteuses et grotesques, dans ce personnage de Roca qui, dans le feu de l’action, déforme son visage avec des mimiques animales, quand le taureau, lui, est humanisé – jusqu’au moment où il devient un cadavre mutilé qui se fait traîner hors de l’arène à coups de chaînes. Avec une mise en scène hypnotique et immersive, qui élimine toute autre présence humaine dans l’arène pour se concentrer sur le torero et sa quadrille, isolés au milieu du sable ou de la boue, Albert Serra signe une nouvelle œuvre immense et ambiguë, récompensée par la plus haute distinction au festival de San Sebastian.
Avant Tardes de soledad, vous aviez plusieurs fois répété que vous n’étiez pas intéressé par l’idée de faire de documentaire. Est-ce le caractère extrême et controversé de la corrida qui vous a fait sauter le pas?
Albert Serra : On m’a plusieurs fois proposé de réaliser un documentaire, mais je n’avais pas de sujet. Et puis, ce qui me fascine dans le cinéma, et en même temps ce qui est le plus difficile, c’est la direction d’acteurs : diriger quelqu’un qui joue un rôle artificiel, qui crée de la fantaisie, qui est hors du quotidien, mais avec une organicité extrême, pour qu’on y croie plus que le réel, ou au moins qui transmette la même complexité. Trouver ce point intermédiaire, plus encore que le grand défi, c’est ma première motivation. La corrida, c’est un élément typique dans l’imaginaire espagnol, j’y suis allé étant petit mais j’ai passé plus de 30 ans sans y aller ni m’y intéresser. Avec ce sujet, ça allait de soi : le torero évolue déjà dans un monde artificiel, celui du rituel, du spectacle. Dans mon film, j’ai enlevé le public de l’arène pour le remplacer par celui de la salle de cinéma.
Ce qui est surprenant, c’est la façon dont on peut très facilement connecter ce film à vos œuvres de fiction, tant dans ses thèmes – le héros, la mort, la folie du monde… – que dans vos choix esthétiques…
C’était un peu par hasard. Quand j’ai pensé à la corrida, je me suis dit que ça pouvait être intéressant d’approcher cet évènement de la même manière que j’ai fait tous mes autres films : en posant plusieurs caméras et essayant de me rapprocher le plus possible, pour avoir ce rapport intime, donc humain, avec le personnage principal. Ce film, je me suis lancé dedans par curiosité, sans rien connaître du sujet. D’ailleurs, au début du tournage, j’ai suivi un autre torero, qui avait un autre entourage, une autre façon de travailler, une autre présence dans l’arène. Les thèmes que j’affronte sont venus plus tard, mais naturellement : la mort, l’idée d’un monde qui change, le fanatisme, la figure du héros qui doit se confronter aux difficultés, à l’ambiguïté du pouvoir, sont des choses que l’on retrouve effectivement dans mes films. Mais elles sont aussi très liées à ce spectacle très controversé, devenue une pratique de niche, qu’est la corrida.
Les deux premiers plans du film montrent d’abord un taureau qui regarde la caméra, comme s’il nous jugeait derrière ses yeux innocents, puis on rencontre Andrés Roca Rey, qui regarde lui aussi l’objectif. C’est votre façon de vous confronter au dilemme moral du spectateur, qui ne peut qu’avoir une opinion tranchée sur le film?
Personnellement, je ne suis pas fan de la corrida. Je comprends que la société doit évoluer, et si on propose de la supprimer, je me dirais tout au plus que c’est une légère perte culturelle : le monde est plus drôle avec la corrida, sinon on arriverait à un niveau d’uniformisation tellement fort que vivre reviendrait à déambuler éternellement dans un aéroport. Le côté violent, c’est pas mon truc. Mais je suis né à la campagne, mes grands-parents étaient agriculteurs : chaque semaine je voyais un lapin se faire dépiauter, je l’ai moi-même fait étant gamin, donc j’ai grandi avec l’idée que les animaux sont au service des humains. Le débat autour de la violence ne m’a pas traversé l’esprit; je savais que ça allait être risqué, que ça allait faire polémique.
Moi, je n’avais rien à gagner en faisant ce film, d’ailleurs tout le monde me disait : « Mais pourquoi tu veux faire un film sur la corrida? » Sous-entendu que les gens qui aiment mes films sont plutôt « arty », modernes, bobos (il rit). Je voyais la chose de cette façon : dans ce sujet, il y a un mystère, et du point de vue plastique, ça me paraissait intéressant. C’était vraiment innocent! Avec mon équipe on était là uniquement pour créer des images, pour découvrir des choses qu’on n’avait jamais vu, pour inventer un monde audiovisuel autour de ce sujet. D’ailleurs, tous mes moments préférés du film sont des moments que personne ne remarque, – finalement, ceux qui feront le moins polémique.

On entend le quadrille dire à Roca : « La vida no vale nada » (« La vie ne pèse rien »). Ce personnage a souvent des réactions exagérées, dans et hors de l’arène, obnubilé par exemple par l’idée d’ »avoir des couilles ». Que vous inspire cet aspect extrême du réel que vous êtes parvenu à capturer?
Dans les situations de danger, les gens sont dans des retranchements tellement extrêmes que cette façon originale de s’exprimer est un réflexe. Si vous allez filmer en Ukraine ou en Russie, vous croyez que les soldats sont en train de faire la guerre en ayant une discussion philosophique autour d’un café? Bien sûr, les deux cas sont radicalement différents, mais je vois la corrida comme une petite métaphore de cela, de même qu’elle est une métaphore du cinéma. Le fanatisme, l’exagération, l’orgueil, la hiérarchie très forte, ce sont aussi des trucs très espagnols! C’est un peuple un peu méchant : il est difficile de présenter un spectacle de ce genre dans un pays où les valeurs républicaines sont vraiment installées. Et ça fait partie d’une poésie populaire qu’on a presque totalement perdu aujourd’hui. Retrouver ça dans la réalité, c’est se confronter à quelque chose de fou. Sinon, j’aurais fait un film avec en tête l’idée de le montrer dans un musée, comme le film sur Zidane (Zidane, un portrait du XXIe siècle, de Douglas Gordon et Philipe Parreno, 2006).
Cette couche d’humanité, cette exagération, cette folie de l’entourage, écouter ses mots, ses paroles, ses phrases, et entendre que là il y a de la vie réelle, on sait que ce n’est pas une construction visuelle. Ça devient du cinéma parce que le conceptualisme extrême qu’il y a dans certains moments du film est constamment traversé par la vie. C’est dans tous mes films : le grotesque et le populaire côtoie de tellement près le raffiné, le sophistiqué, qu’on ne voit pas la différence, mais on se demande constamment quel genre de film on regarde.
Vous parlez de poésie de populaire : avez vous ressenti l’envie ou le besoin, en travaillant à ce film, de retourner vers les œuvres inspirées par la corrida, celles de Federico García Lorca ou Ernest Hemingway, ou le film de Francesco Rosi, Il momento della verità (1965), qui reste encore aujourd’hui l’un des rares exemples de film sur le sujet?
Au début du XXe siècle, la corrida était aussi une tradition littéraire, c’est vrai. Lorca était très inspiré et fasciné par elle, il a écrit de grands poèmes sur la corrida, dont l’un de ses plus beaux raconte la mort d’un ami torero, Ignacio Sánchez Mejias. Tous ces artistes exprimaient un monde pittoresque, dans le bon sens : populaire et poétique. Avec Rosi, à l’inverse, on est dans le côté sociologique de la chose.
Il y a des entrées qui sont au-delà du mystère. Le sujet principal de son film de fiction, qui par ailleurs contient de très belles images, ce n’est pas le mystère de la corrida, c’est le côté social, l’exploitation des faibles par les forts, des pauvres par les riches. C’est typique de Francesco Rosi, que j’adore et qui a fait quelques chefs-d’œuvre, comme Uomini contro (1970), qui est pour moi le plus grand film antimilitariste jamais réalisé – j’avais d’ailleurs eu l’occasion de rencontrer à Locarno, peu de temps avant sa mort, et on a discuté toute la soirée, y compris de la corrida. Dans Tardes de soledad, ce n’est pas le sujet : dans la réalité, les faibles sont des fanatiques du fort, et tous les assistants sont des matadors frustrés, qui savent comme il est difficile d’arriver à ça, d’être au top. Leur admiration est sincère, et là est le mystère de la vérité de la corrida.
Le titre du film renvoie encore à Hemingway et son roman Mort dans l’après-midi. Que signifie-t-il?
La solitude du torero, qu’on peut combiner à la mélancolie du taureau, me semble évidente. J’ai dit plus tôt que la mort de l’animal ne me posait pas de problème. Ce n’est pas tout à fait vrai : il y a une tristesse, une identification, du respect aussi pour ce taureau qui va mourir. Et puis, le torero et sa quadrille aussi sont isolés – ça rejoint ce que je disais sur la poésie populaire, ce monde parallèle qui traverse les âges, comme enveloppé dans une bulle de formol. Si vous regardez bien, vous voyez qu’ils ne sont pas comme les jeunes de leur âge, avec leurs visages marqués, à l’ancienne, comme on en voit sur des photos de la première moitié du XXe siècle : ils ont tous moins de 40 ans, parfois beaucoup moins – Roca n’a même pas trente ans. Moi, je vais en avoir 50! C’est un autre monde.

On est loin du documentaire conventionnel : après avoir vu le film, on ne sait toujours rien d’Andrés Roca Rey. Connaissait-il vos intentions artistiques? Qu’a-t-il pensé du film?
Je ne sais pas s’il a vu le film fini. Je lui ai montré une version de travail, avec un montage plus ou moins définitif, mais sans son. Quand je l’ai confronté à ce film que personne n’avait jamais vu et qui n’avait jamais été fait sur un sujet si controversé, même s’il n’avait pas été le protagoniste du film, il lui aurait été très difficile de se faire son propre avis, de savoir si c’était bon pour lui et pour la tauromachie. Il m’a tout de même fait part de quelques petites remarques, certaines suggestions que j’ai suivies, d’autres qui étaient absurdes d’un point de vue cinématographique, mais on est arrivé à un point où il m’a dit : « Je t’ai donné un accès total et toi, finalement, tu m’as trahi! » J’ai développé toute une théorie sur la morale de la trahison, en disant que, pour un documentaire, elle est peut-être obligatoire.
Il y avait un journaliste d’investigation que j’adorais en Espagne, qui est mort, et je connaissais la personne qui a écrit sa biographie. Il m’a dit que de toutes les personnes qu’il avait interviewées, personne n’a jamais dit du bien de lui. J’ai pensé : « Putain, c’était bien un journaliste, qui doit toujours être contre tout le monde, qu’on n’achète pas! » (Il rit) J’étais à fond dans ma vision artistique et, en même temps, j’étais triste de l’avoir trahi, car le film existe effectivement grâce à ce qu’il m’a donné. Moi, en échange, je voulais lui donner le meilleur film possible. De mon point de vue, le meilleur cadeau avec lequel je pouvais répondre à sa générosité, ça n’était pas de lui donner le film qu’il attendait, mais de lui donner le meilleur film possible.