Après le triomphe de sa tétralogie L’Amie prodigieuse (quinze millions d’exemplaires vendus dans le monde), la mystérieuse Elena Ferrante est de retour. Avec La Vie mensongère des adultes, toujours à Naples, une adolescente découvre la double face du monde, de la société.
Les mots claquent, cinglent. «Deux ans avant qu’il ne quitte la maison, mon père déclara à ma mère que j’étais laide. Cette phrase fut prononcée à mi-voix, dans l’appartement que mes parents avaient acheté juste après leur mariage au Rione Alto, en haut de San Giacomo di Capri.»
Des mots pour l’ouverture de La Vie mensongère des adultes, le dixième et nouveau livre de l’écrivaine italienne et toujours mystérieuse Elena Ferrante, auteure entre autres de la tétralogie L’Amie prodigieuse (pas moins de 15 millions d’exemplaires vendus dans le monde!). Phénomène de l’édition mondiale, «la» Ferrante entretient le secret – avec la complicité de Sandro Ferri et Sandra Ozzola Ferri, ses «amis prodigieux», éditeurs et propriétaires de la maison E/O…
Régulièrement, un plumitif ou un universitaire assure avoir percé le mystère, balance un nom parce qu’il a eu accès à des bilans comptables et vu qu’une traductrice chez E/O a explosé ses revenus – ce qui, bien sûr, constitue la preuve suffisante et nécessaire pour affirmer que ladite traductrice a pour pseudonyme littéraire Elena Ferrante !
On lit aussi, dans La Vie mensongère des adultes : «Tout est resté figé (…). En revanche, moi je n’ai fait que glisser, et je glisse aujourd’hui encore à l’intérieur de ces lignes qui veulent me donner une histoire, alors qu’en réalité je ne suis rien, rien qui soit vraiment à moi, rien qui ait vraiment commencé ou vraiment abouti…». La narratrice se prénomme Giovanna, a 12 ans quand elle entend les mots cinglants de son père. Arrivée à l’âge adulte, elle raconte son adolescence à Naples dans les années 1990. Giovanna, l’adolescente prodigieuse…
Les mots du père à la mère, «ça cache quelque chose»
Au fil des pages, ainsi, on va apprendre qu’elle est la fille unique d’un couple de professeurs, que les trois vivent heureux dans cet appartement sur les hauteurs de Naples. Et puis, il y a les mots du père qui la compare à Vittoria, tante considérée comme méchante, à la réputation maléfique. Crainte des parents : que leur fille Giovanna lui ressemble en grandissant…
Évidemment, anéantie, Giovanna veut savoir. À coup sûr, pense-t-elle, les mots du père à la mère, «ça cache quelque chose», comme le chantait Bashung. Il faut s’attendre à des distorsions, surtout que, maintenant, les fakirs traversent dans les clous… La jeune fille fouille l’appartement familial, trouve quelques photos du temps d’hier : elle y voit son père aux côtés d’une jeune femme qu’on a recouverte au feutre noir.
Ni une ni deux, Giovanna se met en tête de retrouver cette jeune femme, en fait part à sa mère : «Je ressentis ce vide terriblement douloureux qui s’ouvre en général lorsqu’une chose dont on pensait ne jamais pouvoir être séparé nous est brusquement ôtée.» Réponse de la mère : «Si pour toi c’est si urgent, tu peux aussi y aller toute seule, un de ces jours, chez Zia Vittoria.»
Elle file, direction les quartiers pauvres de Naples, elle veut la rencontrer, cette femme aux sourcils noirs épais «tels des bâtons de réglisse» qui font d’elle une Sophia Loren fougueuse et étourdissante. Naples d’en haut, Naples d’en bas – comme dans l’essentiel des livres d’Elena Ferrante.
Dotée d’une «impatience sans filtre», sorcière magnifique, Zia Vittoria habite un autre monde, brut certes mais tellement vrai, où l’on rêve que la vie serait féconde… Dans ce Naples d’en bas où règne la pauvreté, Giovanna plonge dans un univers social qu’elle ne soupçonnait même pas. Le choc. La Vie mensongère des adultes, c’est aussi le roman social. Les aisés hypocrites en haut de la ville, les gens de peu en bas… Et cette tante, rejetée et ignorée depuis tant d’années par son frère (le père de Giovanna), va aider l’adolescente à pointer mensonges et hypocrisies de ce monde adulte qui l’entoure.
«J’appris de plus en plus à mentir à mes parents.»
Ce monde adulte de ses parents, professeurs aisés et cultivés, qui font le contraire de ce qu’ils disent et pensent. Qui entretiennent un vernis qui va craqueler inévitablement. Vulgarité et distinction… Giovanna confie : «J’appris de plus en plus à mentir à mes parents.» Giovanna s’interroge : «Que se passait-il, en somme, dans le monde des adultes, dans la tête de personnes très raisonnables, dans leur corps plein de connaissances? Qu’est-ce qui les a réduits aux animaux les plus peu fiables, pires que les reptiles ?» Giovanna croit avoir trouvé la réponse : «Les mensonges, les adultes les interdisent et entre-temps ils en disent beaucoup.»
Ainsi, un jour, les parents reçoivent un couple ami pour le repas, Giovanna voit sous la table les pieds qui se frôlent, qui se touchent – hypocrisie, encore et toujours chez ces gens-là… L’adolescence, c’est aussi l’âge de la découverte de la sexualité. Ce qui donne, dans cette Vie mensongère des adultes, quelques pages aussi déroutantes et dérangeantes qu’émouvantes et bouleversantes avec ce final violent et joyeux, avec du sang et du sperme : «Il me ramena chez moi, il était mécontent, moi joyeuse…»
Dans ce nouveau roman où Elena Ferrante confirme un délicieux talent de conteuse, une belle trouvaille aussi technique que littéraire : un bracelet, porte-bonheur devenu porte-malheur, passe au poignet d’un personnage féminin à l’autre. Dans ce roman d’espérance(s) et de désillusion(s) sur lequel flotte un air respiré hier dans les films d’Ettore Scola, une ultime confidence de Giovanna : «Le lendemain, je partis pour Venise avec Ida. Dans le train, nous nous fîmes une promesse : nous deviendrions adultes comme aucune fille n’avait réussi à le faire.» La possibilité non pas d’une île mais plutôt d’une suite ?
Serge Bressand
La Vie mensongère des adultes, d’Elena Ferrante. Gallimard.