Le nouveau livre de Pierre Adrian, Les Bons Garçons, est un roman noir qui vire au sordide et à travers lequel l’écrivain brosse le portrait d’une Italie des années 1970 profondément divisée.
Cinq ans après La Piste Pasolini, où il partait sur les traces de l’intellectuel italien, Pierre Adrian retourne de l’autre côté des Alpes avec Les Bons Garçons, qui retrace un fait divers survenu près de Rome, en plein milieu des «années de plomb». Trois garçons de bonne famille, âgés de 19 à 22 ans, ont kidnappé puis torturé et violé deux jeunes filles d’origine modeste pendant un jour et une nuit dans une luxueuse villa du mont Circé, au bord de la Méditerranée. La plus âgée des deux filles (Rosaria Lopez, 19 ans) n’a pas survécu. Donatella Colasanti, 17 ans, s’en sortira miraculée.
À travers l’histoire sordide du «massacre du Circé», l’écrivain français de 29 ans fait le récit social et politique de deux Italie en lui donnant des allures de conte mythologique. Un récit dont il déroule les méthodes et les secrets pour Le Quotidien.
Comment avez-vous découvert ce fait divers, le « massacre du Circé » ?
C’est un fait divers bien connu en Italie qui fait partie de la mythologie des faits divers italiens, la « cronaca nera » (NDLR: «chronique noire»). J’ai découvert cette histoire lorsque j’écrivais mon premier livre sur Pasolini; le dernier mois de sa vie –il est mort assassiné le 2novembre 1975–, Pasolini parle beaucoup de ces chroniques dans les journaux et de ce fait divers, qui s’est passé, en gros, un mois avant sa mort. Dans les Écrits corsaires ou dans les Lettres luthériennes, il réagit beaucoup à ce fait divers, donne son avis, le commente. C’est le sujet dont on parle.
J’ai écrit La Piste Pasolini en 2015, pour les quarante ans de sa mort, et depuis, ce fait divers me trotte dans la tête. Entre-temps, j’ai écrit d’autres livres mais j’avais toujours cette histoire qui s’était imposée à moi. Dans le travail du romancier, parfois, les sujets s’imposent, deviennent obsédants et j’ai décidé de m’inspirer de cette histoire vraie pour raconter des jeunes qui se rencontrent, et cette rencontre bascule vers l’assassinat.
La documentation et la fiction cohabitent tout au long du roman : les faits et leur déroulement sont réels, mais les noms des personnages ont été changés…
J’aime beaucoup la non-fiction, mais l’idée ici était de laisser cours à mon imagination. Je parle d’une époque que je n’ai pas connue dans une langue qui n’est pas la mienne donc, forcément, il y a une part de fantasme. L’écrivain Dominique Noguez disait qu’il suffisait de changer la couleur des yeux d’un personnage pour être déjà dans la fiction. Pourtant, on ne peut pas dire tout et n’importe quoi lorsque l’on joue avec la réalité.
J’ai choisi de me documenter énormément sur l’époque : quels films sortaient au cinéma à ce moment-là, quelles étaient les marques des voitures, des chewing-gums… Tout cela sans complaisance, mais pour donner un minimum de précisions. Ensuite, évidemment, le repérage des lieux dont je parle. Enfin, pour la psychologie des personnages, j’ai été obligé de l’inventer, sans pour autant totalement tricher. J’ai passé pas mal d’heures à la Bibliothèque nationale de Rome à éplucher les procès-verbaux et les journaux de l’époque qui parlaient de ça. C’est intéressant car on y apprend plein de choses sur le climat, les garçons, les filles… En revanche, lorsqu’on s’aventure dans les dialogues, on est obligé d’y aller à l’intuition.
J’ai gardé les quartiers d’où sont originaires les personnages, qui sont assez emblématiques d’une Rome populaire d’une part et de la « Roma bene », celle des beaux quartiers, de l’autre. Les Parioli sont un quartier très étrange, d’ailleurs, très noir, mystérieux, comme un ghetto de luxe, et la bourgeoisie qui y vivait était très fasciste. Il n’en existait pas d’équivalent en France.
Sans me comparer aux grands romanciers, Zola ou Balzac ont fait d’immenses romans à partir d’histoires vraies. La frontière entre les deux est toujours poreuse.
Le mont Circé, où se déroule le cruel dernier acte du roman, a une très forte dimension mythologique : dans L’Odyssée, la prêtresse Circé y transforme les hommes d’Ulysse en porcs. Qu’avez-vous ressenti devant ce rocher qui domine la Méditerranée ?
Quand on se rend quelque part, on est toujours guidé par ce que l’on cherche. Quand je suis sur le mont Circé, je suis habité par ce fait divers, donc je n’y arrive pas comme un touriste. Il y a quelque chose qui pèse au-dessus de moi, et cette chose, c’est la mort, l’assassinat, la cruauté. C’est un endroit magnifique, avec la Méditerranée dans tout ce qu’elle a de plus solaire et sensuel, et ce qui était intéressant, c’était la proximité de cette beauté avec la laideur du massacre.
À propos de la mythologie, je trouvais incroyable que ces garçons se retrouvent dans cet endroit magnifique et s’y transforment en porcs par leurs gestes, à l’endroit précis où la magicienne Circé envoûte et transforme les soldats d’Ulysse en porcs. La mythologie a toujours sa part de prophétie et de vérité que je trouve fascinante.
On trouve beaucoup de références au cinéma dans le roman, mais on retrouve aussi certains de ses mécanismes dans l’écriture elle-même, dans les descriptions, les transitions, les ellipses… Vous sentez-vous affecté par le langage cinématographique, en tant qu’écrivain ?
Je suis un gros cinéphile, mais pour ce livre, je me suis aussi documenté en regardant des films de l’époque, en lisant des livres… Comme Pasolini disait que le cinéma est la langue écrite de la réalité, je pense que j’essaie de rendre compte au maximum de la réalité car c’est quelque chose qui me fascine et qui s’applique à la description. En même temps, la description à la Giono, par métaphores, comme j’ai pu faire dans mes livres précédents, revient à tricher avec la réalité.
C’est marrant, cette ambivalence, car l’objectif du roman, au final, est de tricher. Le piège se cache dans la complaisance; de la même manière, je ne raconte pas ce qui se passe dans les chambres car on n’a pas besoin que ce soit raconté.
Mais c’est un sujet qui pourrait très bien donner un film. Tous les éléments sont là : les personnages, l’ambigüité, le glissement… Beaucoup de musique, aussi, qui est assez emblématique de cette époque.
La chanson italienne est très présente dans Les Bons Garçons. Vous travaillez en musique ?
Non, je n’écris pas en musique, mais j’aime la variété italienne de cette époque-là. Il y avait aussi de grands groupes de rock progressif en Italie dans les années 1970, que j’écoute beaucoup. Mais ce roman m’a permis de me pencher sur un grand compositeur qui s’appelle Rino Gaetano, dont je parle à la fin du livre. D’une certaine manière, le dernier chapitre a été écrit un peu avec lui et est dédicacé à ce grand chanteur très novateur et subversif, mort à 31 ans dans un accident de voiture, qui me fascine. La chanson dont je parle (NDLR : Ma il cielo è sempre più blu, sortie à l’été 1975) m’a beaucoup habité pendant l’écriture de ce livre, avec l’idée de ce ciel bleu que l’on retrouve du début à la fin. Mais l’écriture demande aussi de s’affranchir de la musique, comme du cinéma et de la documentation, sinon on se laisse dévorer par ça.
Croyez-vous cependant que l’on peut désacraliser le tabou à travers le réalisme et les références ?
Il faut être assez chirurgical. Il y a deux points de vue : la barbarie des garçons, qui est la conséquence de leur militantisme mais aussi d’une éducation aveugle. C’est une histoire de l’impunité, avec des garçons qui sont persuadés que rien ne peut leur arriver parce qu’ils sont riches et puissants. Et de l’autre côté, ces filles, mine de rien, acceptent de monter dans leur voiture.
Je raconte dans le roman la longueur du trajet pour monter sur le mont Circé, et quand on est dans une voiture avec des garçons que l’on ne connaît que depuis deux, trois jours, je pense qu’elles ont dû sentir, à un moment durant ce trajet interminable, qu’elles arrivaient dans la gueule du loup. C’est une fatalité. Comme si elles se laissaient aller dans le tragique, comme si tout était déjà écrit…
Entretien avec Valentin Maniglia