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[Livre] Milo Manara se met à nu


Joies, oublis, amitiés, passions, regrets : le maestro de la BD érotique raconte une vie bien remplie. (Photo : Glénat)

Avec plus de cinquante ans de carrière qui lui ont assuré une place parmi les plus grands auteurs de BD, Milo Manara fait, dans Grandeur nature, le récit de sa vie, émaillé de souvenirs et de réflexions.

Maître de la bande dessinée, ami de Hugo Pratt et de Federico Fellini, artiste à la croisée des disciplines – cinéma, théâtre, sculpture –, lauréat d’un Albert (ancien nom du Fauve d’or) à Angoulême et d’un prix Eisner, Milo Manara est indiscutablement l’un des grands auteurs du 9e art.

L’Italien est surtout le «maestro» de la BD érotique, dont le succès mondial a été propulsé par le triomphe du Déclic (1982), dans lequel une femme mal engoncée dans sa condition bourgeoise voit ses pulsions sexuelles libérées au simple «clic» d’une télécommande.

On aurait tendance à dire que, pour définir Manara, on n’a pas besoin de faire un dessin. Ses portraits de femmes, souvent finement vêtues, parlent d’eux-mêmes, en particulier quand ses héroïnes prennent la pose fétiche de l’auteur : assises, jambes dévoilées et ouvertes, une main glissant sur un sexe que l’on ne saurait voir. Et toujours accompagnées, en bas à droite du dessin, du nom de l’auteur, divisé en trois syllabes et entouré d’un rectangle vertical.

Aujourd’hui âgé de 77 ans, riche d’une carrière de plus de cinquante ans – un anniversaire fêté en 2019 avec la parution d’une immanquable monographie, Sublimer le réel –, Milo Manara a traversé la pandémie dans sa maison sur les hauteurs de Sant’Ambrogio di Valpolicella, à mi-chemin entre Vérone et le lac de Garde, et a profité du temps arrêté pour revenir longuement sur sa vie. P

Par courts chapitres d’une à trois pages, les souvenirs surgissent et tissent le fil d’une existence bien remplie, laissant même la place aux regrets, aux joies, aux oublis, aux amitiés et aux passions. Une vie qui défie la catégorisation de l’auteur sous le seul label de la BD érotique.

Sous la protection de Pratt et Fellini

De ses premiers souvenirs au sein d’une famille nombreuse jusqu’à ses travaux les plus récents – une série de portraits intitulée Lockdown Heroes, en hommage aux métiers en première ligne face au virus, mais aussi une fresque murale de 225 m2 réalisée pour le 800e anniversaire de l’université de Padoue –, Manara déroule sa vie et son œuvre, les hasards de la vie laissant parfois l’une interférer avec l’autre… et inversement.

Comme sa rencontre en 1969 avec Hugo Pratt, idole de Manara, qui s’est transformée en une miniodyssée de quatre jours en camping-car, de la Toscane à Paris. Entre Manara et l’auteur de Corto Maltese, lui-même aventurier dans l’âme, naît alors une amitié qui durera jusqu’à la mort de ce dernier, en 1995, et qui donnera lieu, aussi, à deux de leurs plus belles BD, Un été indien (1986) et El gaucho (1995). Manara souligne qu’il a toujours considéré Pratt comme son mentor avant tout et que, de son propre aveu, il ne l’a «jamais appelé Hugo».

Une relation similaire, où l’admiration précède l’amitié, s’établira à partir des années 1980, juste après la parution du Déclic, avec un autre «maestro», Federico Fellini. Admiratif du travail de Manara, le réalisateur de La dolce vita (1960) lui confiera la réalisation des affiches de ses deux derniers films, Intervista (1987) et La voce della luna (1990), ainsi que deux scénarios jamais tournés et qui deviendront, sous le crayon de Manara, deux superbes BD : Voyage à Tulum (1990) et Le Voyage de G. Mastorna (1992).

Il est facile de rapprocher Fellini, passionné de dessin et dont le cinéma est tout entier peuplé de personnages féminins aux formes généreuses, du maître de la BD érotique. Dans son autobiographie, Manara évoque le «Maestro» à travers de jolies anecdotes, plus ou moins heureuses (dont la publication par épisodes, houleuse, du Voyage de G. Mastorna, de la même manière que nombre d’incidents ont empêché Fellini de faire le film), sans pour autant parler de leur rapport au corps féminin et à sa représentation.

Érotisme ou pornographie?

Claudia, héroïne du Déclic, est «le prototype de tous mes personnages féminins», confie Manara. À travers elle, c’est aussi l’épanouissement d’une sexualité libre, que la femme pratique quand et comme bon lui semble, que l’auteur veut mettre en avant. Une posture contestataire et doucement provocatrice au sein d’un pays où le sexe est longtemps resté tabou (et, en BD, l’est toujours).

Mais Manara, qui n’est homme à femmes qu’avec un crayon à la main – il est toujours resté fidèle à Luisa, qui le «supporte» depuis cinq décennies –, se penche aussi sur les nombreuses difficultés qu’il a rencontrées dans sa représentation du sexe. Une scène de viol dans le scénario de Pratt pour Un été indien, violent récit d’un conflit sanglant entre colons et autochtones, dans la Nouvelle-Angleterre du XVIIe siècle; des séquences d’orgies et de violences sexuelles dans Les Borgia, sur un scénario du «bizarre et hors norme» Alejandro Jodorowsky…

Le «sexe joyeux» de Manara avait ses détracteurs. À commencer, bien sûr, par l’Église. Ou encore les éditeurs d’un catalogue sur Louise Brooks, qui avaient refusé la commande initiale envoyée par Manara, d’un portrait de l’actrice en train d’uriner!

Celui qui souligne «évoluer dans une zone grise entre l’érotisme et la pornographie», en s’affranchissant de toute vulgarité, s’est souvent amusé avec le corps féminin, qu’il fait devenir géant dans Gulliveriana (1996), délirante réinvention du livre de Jonathan Swift, ou qu’il présente dans toutes les positions dans son Kama Sutra (1997).

Une preuve, aussi, que Manara est un as de la technique, à ranger parmi les plus grands, dont ceux qu’il prend pour modèles. Cet ouvrage, riche en illustrations et documents – parfois très rares –, ne cesse de le prouver, une page après l’autre.

Grandeur nature. Autoportrait,

de Milo Manara. Glénat.

Manara : les incontournables

1976 Le Singe (scénario de Silverio Pisu)

1978-2004 Les Aventures de Giuseppe Bergman (six tomes)

1982-2001 Le Déclic (quatre tomes)

1985 Le Parfum de l’invisible

1986 Un été indien (scénario de Hugo Pratt)

1986 Voyage à Tulum (scénario de Federico Fellini)

1992 Le Voyage de G. Mastorna (scénario de Federico Fellini)

1995 El Gaucho (scénario de Hugo Pratt)

1996 Gulliveriana

1997 Le Kama Sutra

2004-2011 Les Borgia (scénario d’Alejandro Jodorowsky, quatre tomes)

2015-2019 Le Caravage (deux tomes)