L’entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade de Sherlock Holmes signe combien la créature a dépassé son créateur, Arthur Conan Doyle, longtemps gêné par ce personnage presque trop populaire à son goût.
Tout Sherlock Holmes est retraduit en français dans deux volumes de la prestigieuse collection de la Pléiade, à papier bible et couverture cuir. «Quatre romans, 56 récits réunis en cinq recueils – le tout formant le canon holmésien –, sans oublier quatre histoires dites extracanoniques», précise son éditeur, Gallimard.
S’y ajoute un «album» (une biographie illustrée) consacré non pas à l’auteur, comme il est de coutume, mais au détective londonien. Jamais aucun personnage de fiction n’avait connu un tel honneur.
Arthur Conan Doyle aurait-il apprécié? Cet Écossais d’origine irlandaise, devenu l’un des grands noms de la littérature anglaise, a nourri des sentiments ambivalents vis-à-vis du fameux Sherlock qu’il a créé en 1887. Génie de l’énigme criminelle, censé avoir été actif des années 1880 jusqu’à 1914, Holmes plaisait à un lectorat extrêmement varié, lettré ou non, riche ou pauvre.
Son père se demanda toujours s’il passerait à la postérité ou si un tel succès n’était qu’un feu de paille. «On pardonne à un grand auteur de ne pas voir où est son vrai génie», écrit à la fin de son introduction Alain Morvan, qui a dirigé cette nouvelle édition.
«Il a une relation apaisée avec son personnage à la fin, en se disant qu’il lui doit quand même certaines choses», rappelle l’auteur de l’«album Pléiade», Baudouin Millet, maître de conférences à l’université Lumière de Lyon. À d’autres époques, Doyle reprochait à Holmes d’éclipser le reste de son œuvre, des romans historiques aujourd’hui tombés dans l’oubli. «Ça lui demandait énormément de documentation. Tandis que, pour Sherlock, il puisait plus dans sa vie quotidienne, dans son expérience personnelle. C’est peut-être ça qui nous plaît aujourd’hui», selon le biographe de Holmes.
Richesse et deuils
Le détective démarre fort. The Strand Magazine a signé avec Doyle pour des montants dérisoires, puisque les deux se lançaient en même temps, en 1891. Et les abonnés se précipitent. Ces aventures n’ont même pas encore eu le temps d’être traduites en français quand, dans le numéro de décembre 1893, c’est la stupeur.
Le Dr Watson raconte dans l’aventure du Dernier Problème que son colocataire, Holmes, a selon toute vraisemblance péri en Suisse, dans un ultime face-à-face avec le Napoléon du crime, James Moriarty. «Mais on ne le voit pas tomber dans le précipice, ce qui autorise Doyle à le ressusciter. Et c’est ce qu’il fera, mais beaucoup plus tard, sous la pression des éditeurs, et en gagnant beaucoup plus d’argent», souligne Baudouin Millet.
La fortune ne consolera pas un homme frappé de nombreux deuils, perdant sa première femme, des amis proches, un frère et un fils. Quand cet auteur écrit sur la mort, le sujet, hélas, lui est de plus en plus familier. Dans Les Archives de Sherlock Holmes (1927), le dernier recueil, «on trouve des choses assez abominables, qu’il ne traite pas avec légèreté», remarque Alain Morvan. «On se dit que son adieu à la vie n’est pas si serein que ça, qu’il est très marqué.»
Le détective reste immortel, inspirant sans cesse la littérature, le théâtre, le cinéma, les séries ou le jeu vidéo, remis dans son époque ou transplanté dans une autre. Il faut dire que le réservoir d’intrigues est vaste. «Même si le public a eu tendance à retenir surtout les romans», selon Alain Morvan, notamment Le Chien des Baskerville (1902), Arthur Conan Doyle «excelle dans le récit court, la nouvelle».
Sherlock, champion des adaptations
Entre réinventions, transpositions ou parodies, au cinéma, à la télévision, à la radio, au théâtre, en BD et en jeux vidéo, le détective du 221B Baker Street est le personnage de fiction le plus adapté. Difficile d’en recenser un nombre précis – Sherlock lui-même s’y perdrait… Au minimum, on en compterait 1 500 (dont pas moins de 750 pour la radio rien qu’en langue anglaise!) et quelque 300 films ou séries.
Beaucoup des films réalisés entre 1900, année de la première apparition à l’écran de Sherlock Holmes, et l’avènement du cinéma parlant, ont été perdus ou sont restés inaccessibles. Le personnage sera surtout popularisé à Hollywood grâce aux acteurs britanniques Basil Rathbone et Nigel Bruce, qui joueront Holmes et Watson dans pas moins de 14 films entre 1939 et 1946.
Faite d’adaptations fidèles ou libres et de scénarios originaux, cette série a popularisé l’expression «Élémentaire, mon cher Watson», que Conan Doyle n’a jamais écrite.
Après Universal, c’est le grand producteur britannique du cinéma horrifique Hammer Films qui porte à l’écran The Hound of the Baskervilles (Terence Fisher, 1959) avec les deux stars de son autre saga fétiche, Dracula, Peter Cushing et Christopher Lee. Un classique de l’horreur. Cushing reprendra le rôle de Holmes à la télé dix ans plus tard… mais aussi Christopher Lee, fin connaisseur du personnage, qu’il interprétera à trois reprises.
C’est encore Christopher Lee que l’on voit dans le costume de Mycroft Holmes, frère de, dans The Private Life of Sherlock Holmes (Billy Wilder, 1970), géniale demi-parodie qui, pour la première fois à l’écran, montre un Holmes (Robert Stephens) sous l’empire de drogues et à la sexualité trouble.
Quant au détective vu sur le mode comique, citons Without a Clue (1985), qui fait de Watson (Ben Kingsley) le brillant enquêteur engageant un acteur idiot (Michael Caine) qu’il fait passer pour Holmes afin de protéger sa réputation, ou le plus dispensable Holmes & Watson (2018), avec Will Ferrell et John C. Reilly.
Hormis les deux Sherlock Holmes de Guy Ritchie (2009-2011), le détective devient surtout un personnage de télévision dès les années 1980. Au Royaume-Uni, il est d’abord un classique populaire sous les traits de Jeremy Brett (The Adventures of Sherlock Holmes, 1984-1994), puis se transforme, avec Benedict Cumberbatch, en phénomène mondial (Sherlock, 2010-2017).
Entre-temps au Japon, une marionnette du jeune Holmes est même devenue la vedette d’une émission pour enfants où, avec Watson, les futurs détective et médecin résolvent des mystères à l’école. À ce propos, c’est encore Guy Ritchie qui a achevé en février le tournage de sa nouvelle série : Young Sherlock… Sans Robert Downey Jr. ni Jude Law, donc.