Près de vingt ans après Gomorra, Roberto Saviano est toujours la cible de la mafia. Il n’en continue pas moins d’enquêter et d’écrire sur le sujet – cette fois avec Giovanni Falcone, un roman-enquête indispensable et déjà classique…
Ce devait être un jour comme tant d’autres, ce 23 mai 1992. À bord de leur Fiat Croma, Giovanni Falcone et son épouse, Francesca Morville, circulent sur l’autoroute reliant l’aéroport à la ville de Palerme, en Sicile. Ce devait être un jour comme tant d’autres, peut-être même une belle journée… quand soudain, à Capaci, à 17 h 56 minutes 48 secondes, une énorme explosion – selon l’enquête, pas moins de 500, voire 600 kilos d’explosif sous le bitume. Les sismographes de la région se sont affolés : la voiture de Falcone et Morville a été pulvérisée, tout comme celle qui l’escortait avec trois passagers à son bord. Ce jour-là, en plus des trois gardes du corps, l’explosion a tué la juge Francesca Morville et le juge Giovanni Falcone, une des pointures du pool antimafia. Une fois encore, Cosa Nostra, surnommée la «pieuvre», a frappé – cette fois, elle a visé et anéanti un juge qui allait mettre à jour les interactions entre la mafia et le gouvernement italien de l’époque.
Trente-trois ans après l’assassinat paraît un livre, déjà tout autant indispensable que classique : Giovanni Falcone de Roberto Saviano. Depuis 2006 et la publication de son texte essentiel vendu à 10 millions d’exemplaires, Gomorra, l’auteur vit sous protection policière – en permanence, sept gardes du corps et deux voitures blindées. Les mafias italiennes lui ont promis la mort… Malgré la menace, il continue d’écrire sur cette pieuvre qui bouge, dans l’ombre, ses tentacules. Certains ont reproché, et pas qu’en Italie, à Saviano de faire du sujet de la mafia un commerce lucratif. Même le gouvernement mené par Giorgia Meloni pense à lui retirer sa protection policière permanente…
On a lu sur les réseaux sociaux les mots du ministre italien de la Défense : «Il faut punir Saviano», et ceux de Meloni : «Demain, je vais répandre des tonnes de merde sur lui.» Qu’importe! À 45 ans, l’auteur et journaliste natif de Naples continue d’enquêter, d’écrire même si, reconnaît-il, son «existence est détruite», avant d’ajouter : «C’est comme si j’étais en guerre», ou encore : «Si j’avais été seulement un écrivain et pas un symbole, j’aurais une vie privée. Or, je n’ai rien de tel. Ma vie privée s’est effondrée.»
Falcone avait cet esprit de service : ‘’Je suis un magistrat, donc ma place est là
En ouverture de Giovanni Falcone, il dédie ces pages «au sang versé, qui ne sèche jamais». La page suivante, il annonce à propos de cette «histoire vraie»: «Ces pages sont un retable fabriqué à l’aide des outils littéraires offerts par le roman; chaque scène illustre le drame de tout un pays, où la vérité est si alambiquée qu’elle dépasse l’inventivité la plus débridée. Chaque personnage mentionné a véritablement existé, chaque fait s’est véritablement déroulé. Tout cela a eu lieu.» Pour ce colossal roman-enquête (610 pages), l’auteur a effectué des recherches pendant cinq ans. Résultat : un texte dense de 75 chapitres et en fin d’ouvrage, pas moins de soixante pages de notes et de bibliographie – Saviano est vigilant, lui qui, pour des textes précédents, fut accusé de plagiat pour ne pas avoir cité ses sources…
Dans les premières pages de son nouveau livre, Roberto Saviano s’interroge : «Aujourd’hui doit-il nécessairement être différent d’hier?» Il écrit aussi : «Après tout, personne n’a obligé Giovanni ni qui que ce soit à se jeter torse nu à l’assaut d’une armée de déséquilibrés qui se promènent avec des kalachnikovs dans le coffre de leur voiture. Ça a été un choix lucide, une folie parfaitement rationnelle.» Dans un récent entretien, il précisait : «Falcone avait cet esprit de service : « Je suis un magistrat, donc ma place est là », alors que moi, je suis un écrivain, je pourrais écrire sur n’importe quel sujet. Mais non. Je ne veux pas trahir cette bataille…»
Enquêteur coriace et aussi grand écrivain (certains évoquent à son sujet «une sorte de croisement entre James Ellroy et Pier Paolo Pasolini»), pour raconter – et aussi rendre hommage à – Giovanni Falcone, Saviano imagine la réalité. On la devinerait en creux dans la documentation qu’il a compilée, lui mieux que personne sait lui donner chair. À l’image de son ami Salman Rushdie, Roberto Saviano est indispensable – homme de combat, ne se considère-t-il pas «comme les rescapés qui reviennent des tranchées et qui ne savent rien faire d’autre que tirer»? «Moi, ce que je sais faire, c’est enquêter, écrire et critiquer…»
Giovanni Falcone, de Roberto Saviano. Gallimard.
Les mafias en Italie
La mafia aurait vu le jour vers 1861, dans la foulée de l’unification de l’Italie. Toutefois, le mot «mafia» semble, lui, être apparu pour la première fois en 1863 avec la pièce de théâtre I mafiusi di la Vicaria, de Giuseppe Rizzotto et Gaspare Mosca. Traduite en italien, en napolitain et en dialecte milanais, elle a ainsi participé au développement du vocable – en effet, dans la pièce, le «mafioso» apparaît comme un homme d’honneur en opposition frontale aux institutions gouvernementales et au dédain de l’Italie du Nord à l’encontre des «sudistes». Au tout début, relèvent certains historiens, les membres de la mafia, défenseurs des faibles, débordaient de courage et de supériorité. En 1864, commentant la sécurité publique, au mot «mafia», le baron Niccolò Turrisi préfère celui de «secte». L’historien et spécialiste britannique John Dickie affirme que «c’est le gouvernement italien qui a popularisé le terme « mafia » dans son sens criminel actuel». État des lieux.
COSA NOSTRA (Sicile) Apparue dans les années 1860 et surnommée «la piovra» (la pieuvre) pour ses réseaux tentaculaires, elle a été connue d’abord sous le nom de «mafia» ou «società onorata» avant que ne soit révélé par un repenti en 1963 son véritable nom. Des historiens rappellent qu’à l’origine, la mafia sicilienne fonctionnait selon des règles d’honneur strictes qui interdisaient le mensonge entre membres, l’adultère et le proxénétisme. Actuellement, Cosa Nostra, ce serait 123 familles, 2 400 affranchis et 5 000 associés. Ses activités criminelles concernent le narcotrafic, le racket (travaux publics et construction), extorsion, usure, contrebande, trafic d’êtres humains, proxénétisme, blanchiment d’argent. Elle sévit en Sicile (et sur le reste de l’Italie) mais aussi à travers le monde, jusqu’en Afrique du Sud et en Amérique latine. Son chiffre d’affaires est estimé à 15 milliards d’euros.
N’DRANGHETA (Calabre) Fondée dans les années 1860 en Calabre, son nom signifie originellement «héroïsme et vertu». Rapidement, ses membres se sont fait remarquer par leur pratique de la «vendetta», faisant régner la terreur dans la région. Longtemps, elle a pratiqué l’enlèvement de personnes mais, jugeant l’activité peu rentable, elle a dans les années 1980 changé de registre, se consacrant au trafic de cocaïne. Elle compterait aujourd’hui environ 60 000 membres et pratique, outre le narcotrafic, la traite d’êtres humains, le racket (immobilier et déchets toxiques), l’extorsion, l’usure, le détournement, la contrebande, le trafic d’armes… Elle a des ramifications en Lombardie et aussi, entre autres, en Amérique du Nord, en Europe, en Russie… Selon de nombreuses études, elle serait aujourd’hui devenue la plus riche et la plus puissante organisation criminelle d’Italie.
CAMORRA (Campanie) Apparue au début du XIXe siècle – ce qui en fait la plus vieille organisation criminelle d’Italie, elle est implantée essentiellement à Naples et en Campanie. Contrairement aux autres organisations mafieuses italiennes, elle est d’origine urbaine et dépourvue de hiérarchie globale. Elle compte entre 4 500 et 7 000 membres, et est active dans le narcotrafic, racket (marché immobilier, travaux publics, construction et déchets toxiques), l’extorsion, les jeux illégaux, la prostitution, le blanchiment d’argent, la contrebande de cigarettes ou encore le trafic d’armes et d’êtres humains. Elle a des «succursales» en Europe, en Afrique (Maroc, Côte d’Ivoire) et en Amérique. À la fin des années 2010, l’écocriminalité organisée par la Camorra était estimée à 16,6 milliards d’euros…
SACRA CORONA UNITA (Pouilles) Fondée le 25 décembre 1981 dans la prison de Trani par Giuseppe Rogoli, la «Couronne sacrée unie» avait pour but premier d’empêcher la Camorra de s’installer dans les Pouilles. Forte de 1 561 membres représentant 47 familles, la SCU est active dans le narcotrafic, le trafic d’armes et d’êtres humains, le racket, l’extorsion et la contrebande. Avec des ramifications en Europe, la SCU est alliée aux mafias albanaise, serbe, russe et au cartel colombien. Chiffre d’affaires annuel estimé : environ 10 milliards d’euros.