Après avoir pointé la mafia napolitaine puis les trafics de la drogue, Roberto Saviano, vivant sous protection policière permanente, se lance, avec En mer, pas de taxis, dans une nouvelle cause : les migrants.
Dans leur aridité, des chiffres communiqués par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés : 633 migrants sont morts lors de la traversée de la Méditerranée depuis le 1er janvier 2021. Au début de cette semaine, pas moins de 8 000 migrants sont arrivés à l’enclave espagnole de Ceuta, à la frontière marocaine. Sur les écrans télé, dans la presse écrite et les réseaux sociaux, la photo d’un bébé sauvé de la noyade par un policier espagnol a ravivé le sentiment d’urgence.
Roberto Saviano, qui a raconté la camorra (la mafia napolitaine) dans Gomorra en 2006 et qui, depuis, vit sous protection policière, affronte le sujet des migrants avec son nouveau livre, En mer, pas de taxis. Sur cette question, il a fait le constat que tout le monde ne se sent pas concerné par le problème. Et quand un hebdomadaire parisien lui a récemment demandé pourquoi il a écrit ce livre, le journaliste et écrivain italien de 42 ans répond : «C’est justement parce que tout le monde préfère détourner les yeux que ce livre est nécessaire. Je me moque d’écrire sur les sujets que tout le monde regarde, ça ne m’intéresse pas. Je ne veux pas raconter des histoires qui distraient le lecteur. En Méditerranée, quelqu’un meurt chaque heure du jour et de la nuit. Avec ce livre, j’en apporte la preuve… témoignages à l’appui.»
«Un ennemi bien commode»
Pourquoi un livre sur les migrants ? On repose la question, alors qu’en 2017, Luigi Di Maio, l’un des leaders du Mouvement 5 étoiles italien – se présentant comme une organisation ni de droite ni de gauche et ne se définissant pas comme un parti politique – avait baptisé «taxis de la mer» les navires des ONG humanitaires pour des opérations de sauvetage en Méditerranée, des ONG qu’il accusait de favoriser le phénomène migratoire…
En ouverture d’En mer, pas de taxis, Roberto Saviano rappelle les mots de José Saramago : «Tant est pressant le besoin de rejeter la faute le plus loin possible, alors qu’on n’a pas le courage de faire face à ce qu’on a sous le nez». Ceux d’Alessandro Leogrande, aussi : «Que de souffrance. Que de chaos. Que d’indifférence. Quelque part dans le futur, ceux qui viendront après nous se demanderont comment nous avons pu laisser arriver tout cela.» Et de démarrer sur un chapitre titré «Le grand mensonge» : «En mer, la gifle d’une vague suffit à retourner une embarcation. En mer, on vous dit qu’il faut aller toujours tout droit et que vous tomberez alors sur l’Italie. Mais l’horizon change et cette route sûre est peut-être un leurre. (…) En mer, il n’y a personne, pas de taxi à appeler…» Quelques lignes plus loin : «L’immigration et les migrants sont le grand prétexte, le grand mensonge employé ces dix dernières années par le monde politique pour ne plus parler de politique. Chaque ratage (…) a été couvert, remplacé et parfois motivé par de grands discours sur l’immigration. L’immigré est un ennemi bien commode.» Résonne alors le propos de François Gemenne, politologue de l’université de Liège et professeur à sciences-po Paris : «Il faut arrêter d’utiliser les migrants comme une monnaie d’échange ou une menace diplomatique.»
En mots et en photos
Au fil des pages, entre témoignages et récits, Roberto Saviano n’épargne aucun dirigeant. Ceux d’Italie, de la droite de Matteo Salvini, ceux de la gauche, ceux de l’Union européenne. Il écrit : «Ce que certains appellent « l’urgence migratoire » et que nous pourrions à bon droit rebaptiser « l’urgence de la nullité des politiques » était et demeure la distraction nécessaire, le rideau de fumée derrière lequel dissimuler la vacuité du débat politique et le rendre en apparence concret.» En d’autres mots, Saviano dénonce les errances idéologiques et philosophiques des populistes. Avec qui le racisme n’est jamais loin, c’est un euphémisme de le dire, de l’écrire.
Pour l’efficacité d’En mer, pas de taxis, celui dont le quotidien est résumé en trois mots, «la vita blindata» («la vie sous protection») a tenu à ce que ses textes soient accompagnés de photographies. Des photos cinglantes, émouvantes, bouleversantes mais qui ne doivent en aucun cas n’être que motifs à la compassion et aux bons sentiments. Saviano explique : «Il serait réducteur de considérer les photographies des traversées du désert, des prisons libyennes, des canots gonflables, des sauvetages en mer et des corps qui flottent sur l’eau comme des photos d’actualité ou des clichés militants. Tout cela nous concerne, tout cela constitue pour nous une information précieuse. Le message qui nous parvient peut devenir le carburant qui permettra de changer le cours des choses ou la pierre tombale qui signifiera leur fatale inévitabilité. À nous de choisir.» Choisir au plus vite que la Méditerranée ne devienne pas le plus grand cimetière humain au monde. Pour cela, ne jamais oublier les mots de Roberto Saviano : «De tous ses trafics, l’être humain est la marchandise qui a le moins de valeur.»
De notre correspondant à Paris, Serge Bressan
Roberto Saviano, morceaux choisis
EUROPE «Je me sens européen en luttant, alors que j’accumule les plaintes et les menaces des puissants à force de les critiquer et de les combattre. Je me sens européen en défendant le travail des ONG. C’est dans l’Europe du droit d’accueil que je me reconnais.»
FAMILLE «J’éprouve un grand sentiment de culpabilité à l’égard de ma famille. Pas seulement parce que j’ai peur physiquement. Il y a aussi les attaques, le discrédit, la ridiculisation quotidienne qu’ils doivent endurer, comme cette histoire de révocation de citoyenneté à Vérone (NDLR : décidée fin décembre par le conseil municipal de la ville, aux mains des partis d’extrême droite Lega Nord et Fratelli d’Italia).»
HUMANITÉ «J’espère chaque jour pouvoir rencontrer quelqu’un qui me donne la preuve que l’humanité n’est pas aussi répugnante qu’elle semble l’être. Et parfois, il m’arrive de le trouver…»
INFLUENCEURS «Ils deviennent politiquement pertinents, de nos jours : ils n’ont pas besoin des journaux ni de la télévision, ils sont le propre média. Ils peuvent donc s’opposer aux journaux et aux télévisions. En revanche, ils ne s’opposeront probablement pas aux plateformes qui les enrichissent ni au monde de la mode qui les exploite.»
MAFIA «Ne pas demander de l’argent comme pour les rackets, mais en distribuer. Ainsi, la mafia se présente avec un autre entrepreneur qui veut vous aider. Elle ne vous demande pas d’intérêts usuraires, elle entre avec une participation minimale dans la société. Après quelques mois, elle commence à demander un retour et à partir de ce moment, elle commence à vous enlever votre entreprise.»
MER «En pleine mer, il y a des vagues, on a la nausée, on sent le froid qui gèle les os et aussitôt après la chaleur qui rôtit la peau, assèche la gorge et, heure après heure, fait perdre tout espoir, si on en avait encore…»
TÉLÉVISION «Il faut du temps pour arrêter d’être terrorisé, pour voir comment les choses se passent en réalité, pour comprendre que non, les immigrés ne squattent pas, ne volent pas le travail… Bientôt, à la télévision, nous verrons des gens d’origine africaine, indienne, asiatique, parler italien. Ce sera un premier pas.»
TÉMOIGNER «Le témoignage est pour moi fondamental, cela signifie s’imprégner, s’engager physiquement même. On peut dénoncer sans témoigner, on peut prendre position sans témoigner, moi je veux témoigner.»
VULGARISATEUR «C’est à la mode de vulgariser. Cela devient une forme intelligente de ne pas prendre parti. Nous aimons écouter le vulgarisateur parce qu’il ne prend pas position, ou si peu. Moi, je veux prendre position. Et ça ne signifie pas manipuler la vérité. C’est le moment de participer et ne pas se cacher derrière le « ni de droite ni de gauche ». C’est une forme d’escroquerie.»
S. B.