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[Littérature] Rachid Benzine : «On ne peut pas coloniser l’imaginaire»


"L'Homme qui lisait des livres",  de Rachid Benzine est paru aux Éditions Julliard. (photo AFP)

L’écrivain franco-marocain Rachid Benzine est l’auteur du seul roman sur Gaza dans la rentrée littéraire française. Il explique ses motivations et dresse en creux un message de résistance et de liberté. Entretien.

L’Homme qui lisait des livres est le récit fictif de la vie d’un libraire à Gaza, Nabil, francophile né en 1948. L’histoire se déroule «entre les ruines fumantes» de sa ville et les romans qui l’entourent. Le vieil homme attend. Quoi exactement? Peut-être que quelqu’un s’arrête pour écouter. Car les livres «ne sont pas que des objets mais les fragments d’une vie, les éclats d’une mémoire, les cicatrices d’un peuple». Un photographe français va alors être le témoin de son histoire : celle de quelqu’un pour qui les mots sont un refuge, un acte de résistance, une patrie. Une voix qui va serpenter à travers les labyrinthes de l’Histoire et de l’intime, pour affirmer une chose : si au milieu du chaos, la lecture était la plus radicale des révolutions. Rencontre avec l’auteur.

L’Homme qui lisait des livres a intéressé des éditeurs étrangers avant même sa parution. Est-ce le signe qu’on manque de littérature sur Gaza ?

Rachid Benzine : Quatorze traductions sont prévues, au Royaume-Uni, en Espagne, en Italie et dans d’autres pays européens… Pour moi, c’est déjà une très belle réussite. Cela veut dire que les mots de Nabil, le personnage du roman, libraire à Gaza, se diffusent. Après le 7-Octobre (NDLR : date de l’attaque sans précédent du Hamas contre Israël), je me suis posé la question de savoir ce qu’est un homme bon pendant la guerre. Et notamment dans le contexte de Gaza.

Était-ce important de l’écrire ?

Il y a une question, centrale : que peuvent les mots face à ce flux d’images qui finissent par rendre invisible Gaza elle-même? On nous dit par exemple : aujourd’hui, il y a eu 63 morts à Gaza. À force de s’habituer à ces chiffres-là, il y a un phénomène de déshumanisation. Il fallait des mots. Pas ceux de l’analyse, parce qu’il ne manque pas d’essais de science politique. Je suis plutôt passé par l’intime.

Ce protagoniste est fils d’un chrétien et d’une musulmane. Pourquoi ce choix ?

Pour montrer de la complexité là où les gens veulent de la simplification, de la rupture idéologique. Pour ne pas réduire les Palestiniens simplement à des musulmans. Ne pas réduire, en somme, ce qui est en train de se passer à Gaza à une guerre entre Arabes et Juifs. Car il y a aussi des chrétiens, il y a aussi ce mélange… Je voulais que ce personnage soit au croisement de plusieurs traditions. Qu’il soit capable à un moment de marier des sourates du Coran avec des psaumes. Lui fait cet acte radical, révolutionnaire, de lire. Il n’est pas défini par toutes les pertes qu’il a subies en tant que Palestinien, puisqu’il est né en 1948. Il le dit d’ailleurs : nous sommes tous nés en 1948 (NDLR : année de l’exode palestinien lors de la guerre israélo-arabe).

J’ai dédié ce roman à tous ceux qui refusent de céder à la nuit

Nabil est libraire mais passe son temps à offrir des livres. Pourquoi ?

Offrir un livre dans le contexte qui est le nôtre, avec notre rapport au temps, pour faire lire l’autre, devient un acte d’insubordination, de résistance. Je me suis posé la question : que peut la littérature? Elle ne pourra pas arrêter les bombes, ni ressusciter les gens qui sont déjà morts, les enfants, les femmes… Mais elle a peut-être la capacité de garder ce qu’il y a de plus irréductible chez l’être humain. À un moment, Nabil aurait pu avoir de la haine et on pourrait le comprendre à force. Il y a quelque chose qui est posé chez cet homme-là. Il refuse la déshumanisation.

Quel espoir reste-t-il face à l’anéantissement de la bande de Gaza lors de cette guerre entre Israël et le Hamas ?

Pour moi, c’était important d’inscrire ce roman dans le temps long. Nabil raconte 1948, il raconte les réfugiés, il raconte la place de l’écriture, son frère, sa mère… Il raconte une épopée palestinienne. Le grand danger que je vois poindre, c’est le sentiment d’impuissance. Cela intéresse certains de nous faire croire qu’on ne peut rien faire, que ça ne dépend pas de nous. Alors que si, au contraire, ça dépend de chacun d’entre nous, à un moment, de pouvoir se lever, manifester, boycotter, aller vers l’humanité… J’ai dédié ce roman à tous ceux qui refusent de céder à la nuit. Parmi les ruines, un homme lit. C’est tout. Et en même temps, c’est énorme. Cela montre qu’on ne peut pas coloniser l’imaginaire, qu’il reste tout à la fin cette liberté de l’esprit.

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