Il pourrait filer à cloche-pied sur la Grande Muraille de Chine, s’arrêter à San Salvador, faire des puzzles voire des romans-photos… À 76 ans, il préfère revenir en Chevreuse, cette vallée du sud-parisien où il a passé une partie de son enfance.
Une vallée qui, pour partie, donne décor à Chevreuse. Évidemment, comme pour chaque nouveau roman du prix Nobel de littérature en 2014, on a entendu la même rengaine : Patrick Modiano écrit toujours le même livre… Récemment, l’auteur s’est laissé aller à la confidence, avec un art du silence entre les mots qu’il pratique à l’excellence : «Je me suis aperçu que j’écrivais pratiquement toujours le même livre… Les romans changent de titre, mais on pourrait supprimer les titres et cela ferait un seul livre. Un peu comme une musique où il y a des motifs qui reviennent et forment un tout.»
Dans l’œuvre de Modiano, Chevreuse est un motif. Et quel motif! Certains docteurs ès sciences «modianesques» ont même glissé que ce trentième roman a tout de l’ultime chapitre, du dernier mouvement, de l’acte final d’un concert, d’un opéra ou d’une pièce de théâtre. Faut-il les croire? En ouverture de cette promenade en rues obscures, en Chevreuse, à Auteuil, Pigalle et Montmartre, les mots de Rainer Maria Rilke : «Que de noms n’ai-je pas gravés dans ma mémoire / « Chien » ou « vache » ou « éléphant » / Il y a déjà si longtemps, je ne les reconnais que de très loin / Et même le zèbre, hélas, et cela pour quoi?» Et puis, l’incipit : «Bosmans s’était souvenu qu’un mot, Chevreuse, revenait dans la conversation. Et, cet automne-là, une chanson passait souvent à la radio, interprétée par un certain Serge Latour. Il l’avait entendue dans le petit restaurant vietnamien désert, un soir qu’il était en compagnie de celle que l’on appelait « Tête de mort ». Douce dame / Je rêve souvent de vous.»
Le passé est une masse d’oubli d’où ressurgissent quelques petites bribes
Modiano, tout Modiano est là, dans ces six lignes qui ouvrent Chevreuse. Bonheur du souvenir, même flou, surtout flou, et du détail d’une précision extrême. Et de se retrouver dans les pas de Jean Bosmans, déjà vu et lu dans Ephéméride (2002) ou L’Horizon (2010). Ce personnage (très certainement le double de l’auteur), on va le suivre sur trois niveaux de temporalité – aujourd’hui, hier et le temps de l’enfance – pour une variation sur des thèmes forcément «modianesques» : l’enfance, les artistes de l’ancien temps, les personnages mystérieux, les objets, les rues et les maisons fréquentées hier, voire avant-hier. «Le passé est une masse d’oubli d’où ressurgissent quelques petites bribes», assure Patrick Modiano. Alors, chez Jean Bosmans, les souvenirs rejaillissent de la mémoire par hasard.
Il se souvient de ces drôles de gens, des «types peu recommandables», de cette faune d’interlopes qu’il côtoyait dans les années 1960 : Michel de Gama (ou Michel Degamat, c’est selon), Martine Hayward, Rose-Marie Krawell, René-Marco Hériford, Kim – la jeune gouvernante de l’enfant solitaire perdu dans l’appartement d’Auteuil – ou encore Camille, dite «Tête de mort». Chevreuse, c’est la quête et l’enquête de Jean Bosmans : qui étaient vraiment ces gens? Les questions sont prégnantes : pourquoi l’emmènent-ils, encore et encore, sur les lieux de son enfance? Que savent-ils réellement de son passé? Souvenirs réels et souvenirs imaginés se mélangent à toutes les pages. Patrick Modiano : «Pour passer dans l’imaginaire, il faut avoir en tête des choses précises qu’on peut avoir vues ou fréquentées. À partir de là, cela peut basculer dans l’imaginaire.»
Le temps est épais, la mémoire s’y enfouit, s’y love. Le détail y est précis : «J’ai toujours pensé que pour faire sentir une atmosphère romanesque, presque imaginaire, il fallait s’appuyer sur des détails très précis. C’est comme dans certains tableaux surréalistes. On prend une rue qui peut paraître banale, à force de l’observer, cela devient presque surréel», confie le romancier. Chevreuse, un roman-toile d’araignée où tous les personnages espèrent y prendre le personnage principal et, pourquoi pas, l’auteur. Un roman somnambule où l’on cherchera, encore et encore, toujours le temps d’un baiser, «derrière les carreaux, l’ombre chinoise de Modiano»…
Serge Bressan
Patrick Modiano – « Chevreuse »
Éditeur Gallimard