Le roman d’une vie mouvementée, chaotique : celle de l’artiste Niki de Saint Phalle par Caroline Deyns dans son nouvel ouvrage, Trencadis.
Elle aurait pu opter pour une biographie. Ou encore, avec une once d’ambition supplémentaire, pour une «biographie romancée», la formule magique pour tout auteur en mal d’inspiration, voire d’imagination. Pour Trencadis, son troisième roman au titre aussi savoureux qu’énigmatique, Caroline Deyns a choisi le pas de côté. Le décalage pour mieux aborder le débordement. À la lecture de son livre enthousiasmant et vertigineux, on se dit que, oui, c’est une évidence, il n’y avait pas d’autre façon littéraire d’aborder la vie et l’œuvre de Niki de Saint Phalle, née Catherine Marie-Agnès de Saint-Phalle le 29 juillet 1930 à Neuilly-sur-Seine, morte le 21 mai 2020 à La Jolla, Californie.
«Avant d’entreprendre ce projet, à part ses Nanas, j’ignorais tout de Niki de Saint Phalle», confesse Caroline Deyns dont le précédent roman, Perdu, le jour où nous n’avons pas dansé (2015) évoquait la danseuse Isadora Duncan. Encore Caroline Deyns : «Mon premier désir d’écriture a germé lors d’une visite au musée d’Art moderne et contemporain de Nice. J’y ai découvert un visage d’une beauté et d’une mélancolie saisissantes et des œuvres de jeunesse douloureuses, très éloignées de la gaieté carnavalesque des Nanas. Cette distorsion dans mes propres représentations a suscité ma curiosité et j’ai voulu aussitôt en apprendre davantage sur la complexité de son parcours artistique.» Au cours de cette visite, la romancière dit aussi, avec le recul, que «le personnage a su faire du gringue à mon imagination, et combien l’envie a été forte de porter haut ses combats qui sont aussi les miens, les nôtres en tant que femmes».
Un texte éclaté, différentes formes narratives
Survient ensuite la forme. Biographie linéaire ? Biographie romancée ? Essai ou encore tant d’autres manières classiques d’appréhender une femme et une artiste comme Niki de Saint Phalle ? Caroline Deyns a choisi. À la façon du trencadis, ce mot catalan définissant une mosaïque d’éclats de céramique et de verre mise en majesté par Gaudi, elle a déroulé une vie sur près de 360 pages. Un texte éclaté, différentes formes narratives : en ouverture du livre, des enfants d’une classe maternelle sont confrontés à une œuvre de Niki de Saint Phalle et parlent, commentent avec leurs mots pour une belle dispersion des voix. Ensuite, s’enchaînent des témoignages, des commentaires d’un psychiatre, des faits historiques, des citations… Des fragments plus ou moins longs (parfois, une seule phrase au milieu de la page blanche) pour une vie, un destin de mille et mille éclats. Une vie, bien plus qu’un roman. Marquée par un acte horriblement fondateur : son viol à 11 ans par son père. Le mariage à 18 ans avec Harry Mathews. Un premier enfant à 21 ans, un deuxième à 23 ans. Un séjour en hôpital psychiatrique où elle sera «soignée» à coup d’électrochocs. Une vie éclatée… Et la décision de partir, seule, en France. À Paris.
Là, en 1956, elle va rencontrer Jean Tinguely, sculpteur, peintre et dessinateur suisse. Ils passeront nombre de leurs jours et de leurs nuits impasse Ronsin dans un lieu autant atelier d’artistes que squat misérable; ils seront mariés pendant vingt ans et ensemble, ils réaliseront une œuvre gigantesque en Toscane, le Jardin des Tarots. Dans un style fracassé avec une écriture tout aussi en mouvement(s) que furieuse, tout aussi fulgurante qu’intériorisée, Caroline Deyns a voulu pointer «l’éparpillement précoce de son être et ses spectaculaires volontés de reconstruction, mais aussi à réfléchir à la manière du miroir la trace de ce morcellement sur ses œuvres, qu’il en aille de ses premiers collages, des agglomérats d’objets, des tableaux-tirs, du corps-patchwork des Nanas ou des mosaïques du Jardin des Tarots».
Au fil des pages chaotiques, aussi enivrantes qu’étourdissantes de Trencadis, on est habité par la photo en noir et blanc de couverture. Une jeune femme, épaules nues, bustier blanc, un bijou rivière autour du cou. Et un visage magnétique. Niki de Saint Phalle, elle s’appelait. On lui dit, entre autres, des Nanas, femmes protéiformes et surcolorées. Elle fut également une femme libre prônant un art et des formes libres.
Trencadis, de Caroline Deyns. Quidam.