Les Soixante-Quinze Feuillets, inédits et oubliés pendant un demi-siècle, ont réapparu en 2018. Ils préfigurent la grande œuvre de l’écrivain Marcel Proust. Gallimard vient de les publier. Découverte.
L’un, professeur au Collège de France, dit : «Ces pages sont bouleversantes.» L’autre, également professeur, confie : «C’est comme quand on découvre une crypte sous une église mérovingienne…» D’autres, éminents spécialistes de la chose écrite, complètent en assurant qu’on retrouve là le «temps perdu». Le sujet d’un tel enthousiasme? Les Soixante-Quinze Feuillets (et autres manuscrits inédits) de Marcel Proust.
Un texte surgi d’une collection privée (celle de l’éditeur Bernard de Fallois, décédé début 2018 à 92 ans). Un manuscrit rédigé selon toute vraisemblance en 1907 et 1908, présenté comme le premier jet du cycle romanesque publié de 1913 à 1927, le chef-d’œuvre de Marcel Proust (1871-1922), considéré comme l’un des plus grands écrivains français du XXe siècle. Ceint d’un classique bandeau rouge sur lequel on lit : «Ici commence À la recherche du temps perdu…».
Ce livre compte 388 pages et s’ouvre donc, après une préface de Jean-Yves Tadié – écrivain, professeur émérite à l’université Paris-Sorbonne et grand spécialiste de Marcel Proust dont il a écrit une indispensable biographie (1996). Dans la préface, on lit : «Les voici donc, ces soixante-quinze feuillets si longtemps cachés, si longtemps attendus et devenus légendaires…». L’édition de ces feuillets a été établie «d’après le manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de France» par Nathalie Mauriac Dyer, écrivaine et arrière-petite-nièce de Marcel Proust dont on fête en cette année le 150e anniversaire de la naissance.
En soixante-quinze feuillets, on a recherché le «temps perdu». On a retrouvé Marcel Proust !
À la question «qu’avez-vous éprouvé à travailler sur ces textes inédits de Proust?», Nathalie Mauriac Dyer répond : «Le sentiment d’un immense et merveilleux privilège!» et d’ajouter, à propos de cette découverte capitale, lorsqu’elle a abordé les soixante-quinze feuillets : «On surprend Proust avant qu’il n’ait brouillé les chiffres du code autobiographique. Et cette découverte, tous les lecteurs la feront…»
À la lecture de ces feuillets (qui, en fait, seraient au nombre de soixante-seize!), se souvenir de l’annonce de l’éditeur : «Ici commence À la recherche du temps perdu…». Dans ce manuscrit formidablement annoté par Nathalie Mauriac Dyer, À la recherche… est là, du moins un texte qui en sera la matrice. Ce qui fait dire à l’éditrice : «Il y a là les prénoms de sa mère et de sa grand-mère maternelle, qui disparaîtront aussitôt après. La suite montre amplement qu’il veut parler de la judéité et de l’assimilation, mais sans impliquer sa famille : c’est pour cela qu’il inventera le personnage de Swann. On découvre avec stupéfaction que son portrait, au début d’Un amour de Swann, c’est celui de l’oncle Louis Weil.» Et de préciser que dans ce manuscrit «tout est codé».
En ouverture des Soixante-Quinze Feuillets, un chapitre titré «Une soirée à la campagne». Extrait : «On avait rentré les précieux fauteuils d’osier sous la véranda car il commençait à tomber quelques gouttes de pluie et mes parents après avoir lutté une seconde sur les chaises de fer étaient revenus s’asseoir à l’abri. Mais ma grand-mère, ses cheveux grisonnants au vent, continuait sa promenade rapide et solitaire dans les allées parce qu’elle trouvait qu’on est à la campagne pour être à l’air…».
Au fil des pages, dans ce texte qui, selon l’éditeur, est le «Graal proustien», on croise un garçonnet en attente du baiser de sa mère au moment du coucher (qui ouvrira Du côté de chez Swann) ou encore des jeunes filles en fleurs en bord de mer à Cabourg (qui deviendra la ville imaginaire de Balbec).
On file également du côté de Villebon et de Méséglise avant quelques pages du côté de Venise : «Pendant que je lisais ces pages de Venise, le soleil entrait dans ma chambre, en baignant la moitié. Et bientôt je quittais le lit, marchais sur le soleil étendu dans ma chambre, descendais les escaliers de marbre où les portes mal fermées laissaient passer par les courants d’air la fraîche bise marine de ces chaudes journées…». Les aubépines embaument le fond de l’air. En soixante-quinze feuillets, on a recherché le temps perdu. On a retrouvé Marcel Proust!
Serge Bressan
Les Soixante-Quinze Feuillets, de Marcel Proust. Gallimard.