Dès cette semaine, les 80 ans du début de la guerre d’Espagne sont mis en lumière à Neimënster à travers une palette d’évènements, parmi lesquels une lecture de Lydie Salvayre, Goncourt 2014 pour Pas pleurer. Entretien.
Dans un roman gorgé d’émotion, cette fille d’exilés espagnols revient sur les massacres perpétrés par les franquistes et sur l’engagement de Bernanos –catholique et monarchiste – aux côtés des républicains. Un livre hommage, vibrant, aussi à une mère disparue, qui a vécu en 1936 la ferveur libertaire d’un été radieux.
Elle a été la lauréate-surprise du Goncourt 2014. On se souvient d’une voix au bord de l’extinction, répondant avec difficulté aux nombreuses sollicitations. Lydie Salvayre, 68 ans, née de parents républicains espagnols exilés dans le sud de la France pour fuir le franquisme, a frappé fort avec ce Pas pleurer, roman hanté par la figure de Georges Bernanos et par la voix de sa mère qui lui raconte au soir de sa vie l’insurrection libertaire de 1936 en Espagne. Un livre qu’elle refuse de voir comme «testamentaire», elle qui a appris être atteinte d’un cancer en même temps qu’elle obtenait son prestigieux prix, dans «un chaud et froid extraordinaire».
Elle sera en tout cas l’invitée de marque, jeudi, de «¡No pasarán!», projet de «mémoire et de solidarité» imaginé par les Amis des Brigades internationales-Luxembourg (ABI-L) et Neimënster dans le cadre des 80 ans du début de la guerre d’Espagne et ses implications actuelles. Un genre d’initiative qui la réjouit, dit-elle, même si elle reconnaît ne pas savoir où elle met les pieds : «Je ne sais pas du tout ce qui va s’y passer. Autant, avant ma maladie, j’étais angoissé à l’idée de ne pas savoir quoi raconter, autant aujourd’hui, je fais preuve d’un détachement sidérant (rire).» Ce qui n’est pas le cas quand on évoque le passé de ses parents, sa découverte des Grands Cimetières sous la lune de Georges Bernanos et l’importance de la mémoire collective.
Vos parents vous parlaient-ils souvent de l’Espagne franquiste ?
Lydie Salvayre : Mais je suis immergée depuis l’enfance dans l’Espagne qu’avaient connue mes parents. Ils vont même vivre, jusque dans les années 50, dans une espèce d’île espagnole en France, dans l’espoir, qu’un jour, Franco disparaisse. J’étais au courant des moindres détails de leur situation durant la guerre civile, ce qu’il se passait dans le village d’un tel, dans la vie d’un tel… Je n’ai strictement eu aucun effort à faire pour retrouver la parole des uns et des autres. J’ai baigné là-dedans pendant de longues années. Je suis, pour ainsi dire, née dans cette parole.
Pourquoi ce besoin d’en parler, bien plus tard, dans votre ouvrage Pas pleurer ?
Il s’est passé deux choses : d’abord, il y a eu la mort de ma mère il y a de ça sept ans. Sans cette disparition, je n’aurais sûrement pas écrit ce livre. J’ai eu ce besoin de la faire renaître. Ensuite, il y a eu la lecture des Grands Cimetières sous la lune, de Georges Bernanos, un ouvrage qui m’a, en quelque sorte, intimé d’écrire sur cette période. De tous les récits faits sur la guerre civile, il est clairement le plus terrible. Il est d’une noirceur, d’un désespoir incroyables. Jusque-là, je n’avais pas mesuré l’horreur et la violence de ce qui s’était passé, en dépit de tout ce que j’avais entendu de mes parents – et Dieu sait qu’ils ne m’épargnaient pas!
Ça a été une sorte de révélation…
Oui. Sans réfléchir, et sans aucun projet médité de la sorte, dans la foulée de cette bouleversante lecture, j’écris les premières phrases de ce qui allait être Pas pleurer. J’étais emportée, me levait et me couchait en ne pensant qu’à ça… Bernanos m’a vraiment touchée. Ce qui fait la force des Grands Cimetières sous la lune, c’est que son auteur n’était pas disposé à reconnaître la violence de son propre camp. Comme il est chrétien, son dégoût est d’autant plus important, et ce qu’il dépeint est bien plus fort que l’Espagne de Malraux et d’Hemingway, par exemple, qui me paraissent bien gentillets. Après, Bernanos peut être critiqué, notamment pour son antisémitisme. Mais, à mes yeux, il reste un esprit libre. Cette disposition m’enchante toujours, même si ceux qui la possèdent sont condamnés à la solitude. Alors oui, pour tout cela, oui, Les Grands Cimetières sous la lune est une lecture précieuse.
Dans ce sens, en quoi Pas pleurer se rapproche des Grands Cimetières… pour comprendre cette Espagne de 1936 ? Peut-il être vu comme une passerelle qui relie l’histoire au présent ?
Oui. Sauf que, quand on lit Bernanos, on voit chez lui cette obsession du déni. Il ne cesse de se demander pourquoi les hommes, régulièrement, ne voient pas ce qu’ils ont sous les yeux? Pourquoi en 1938, personne ne veut voir le danger de Mussolini et Hitler? D’où vient cette aptitude à l’aveuglement, malgré les rappels de l’histoire? Il dit : ça n’est pas un défaut d’information, ni une forme d’imbécillité, mais une passion – ce que Lacan définira plus tard, merveilleusement d’ailleurs, comme la passion de l’ignorance… En lisant Pas pleurer, on ne peut que lutter contre le Front national. Mais ça n’est pas sûr, du tout, que les hommes voient ce qui les menace. C’est terrible tout ça, effrayant. Rien ne sert à rien. Je suis peut-être pessimiste ces temps-ci, mais franchement, on a tout lieu de l’être.
Quel message voudriez-faire passer, justement, auprès de la jeune génération? D’aller vers une forme de « joie libertaire » ?
Ce n’est pas forcément le message, mais oui, j’ai eu du bonheur à écrire cette fable libertaire et ce qu’elle peut engendrer de joie et d’émerveillement. Si cette parenthèse libertaire peut résonner aux oreilles de certains, j’en serai ravie.
Entretien réalisé par Grégory Cimatti